LA POÉSIE COMME ACTE DE RÉSISTANCE (Octobre 2021)
Rencontre avec Lisette Lombé
Propos recueillis par Françoise Caudron et Laurence Delperdange, Contrastes octobre 2021, p. 6 à 9
Tour à tour enseignante, animatrice dans le secteur de l’éducation permanente, auteure, militante, Lisette Lombé tire de son parcours de vie et de ses expériences des passerelles vers les autres, les invitant à se dire, à écouter, à porter un autre regard sur les enjeux actuels, à tisser des liens au- delà des différences.
Elle se dit artiviste et ambassadrice du slam aux quatre coins de la Francophonie.
Contrastes : Quels sont les événements qui vous ont amenée à entrer dans une forme de lutte et de résistance « poétique » et qu’entendez-vous par là ?
Lisette Lombé : Ce sont plutôt des faits, des chocs de vie, des basculements dans ma vie personnelle qui m’ont amenée vers la militance : le divorce, la prise de conscience qu’avec la maternité j’avais mis ma carrière professionnelle entre parenthèses. C’est lors de la séparation qu’on réalise ce que cela implique en tant que mère, par exemple le fait que des diplômes ont pris un peu la poussière pendant la mise en retrait pour la maternité. L’événement fondateur c’est aussi le burn-out, une grosse fracture qui a été pour moi synonyme de l’entrée en militance artistique puisqu’il survient à un moment de ma vie professionnelle où je suis déjà en militance puisque je travaillais chez Vie Féminine.
J’ai eu trois parties dans ma vie professionnelle : une première de sept ans dans l’enseignement, une deuxième de sept ans aussi, en tant que formatrice en éducation permanente. C’est en 2015 qu’a démarré le volet artistique.
Vous parlez de résistance poétique : comment alliez-vous poésie et militantisme ?
C’est par la porte de l’éducation permanente que la militance est là. Aujourd’hui, je me dis « artiviste ». Le texte est pour moi une des manières de pouvoir questionner les injustices, les discriminations. C’est ma voie naturelle. Je ne me suis pas dit « tiens je vais faire de la poésie sociale » mais il se fait que ça l’est. La poésie est un langage métaphorique très puissant pour dire ce que l’on ressent, pour dire les injustices. Il y a quelque chose de très brûlant dans cette langue- là que j’appelle la langue de feu qui n’est pas la langue politique, ni celle des manuels. C’est une langue qui accepte la vulnérabilité et l’émotion. C’est une parole authentique, une porte d’entrée aussi sur la question des stéréotypes. J’ai l’impression que la poésie permet de dire de manière extrêmement précise ce qui bouillonne à l’intérieur, de manière puissante.
Le fait de porter un héritage colonial a-t-il joué un rôle dans votre parcours personnel ?
Dans les fractures, il y a eu en 2014, une agression raciste violente. C’était dans un train au retour d’une manifestation contre les mesures d’austérité. Je situe cet événement comme un moment charnière de ma vie. L’éducation que j’ai reçue ne m’avait pas sensibilisée, conscientisée au racisme structurel. Pour mes parents, tout était question d’affaire interpersonnelle. J’entendais que l’intégration était liée au diplôme, que si on est victime d’une micro-agression raciste, on passe son chemin. Qu’on ne peut pas plaire à tout le monde. Dans ma famille, on parlait de la toile cirée. Comme on met un imperméable pour se protéger de la pluie, la toile cirée protège du crachat raciste. Et là dans ce train, il y a eu craquage. Je suis face à une personne qui dit : « Les étrangers devraient tous être stérilisés et ne pas avoir d’enfants ». Là, je me redresse plutôt que de rester assise. Et ça part dans une joute verbale. Me lever dans ce train a marqué pour moi un point de non-retour par rapport à la prise de parole. C’est à ce moment que je me rends compte que ma couleur de peau me précédera toujours. Mais comme elle précède toutes les personnes racisées. Ce n’est pas affaire de personne. Cette agression raciste a été la goutte mais aussi le point de départ. Comme le burn-out1 et le repos forcé ont marqué pour moi la réconciliation avec l’écriture, cathartique dans un premier temps avant d’être littéraire.
Ecouter pour comprendre
Vous animez de nombreux ateliers dans lesquels l’interculturalité est présente. Envisagez-vous cela comme une manière de travailler à la déconstruction des stéréotypes ?
Tout à fait. Ma méthode de déconstruction est humble. On dépose des graines. Ce n’est pas par les idées, par les discours ; c’est par les textes poétiques. Je viens du slam. Le slam est un art de la parole mais surtout un art de l’écoute. Quand on se met à l’écoute d’une autre personne, à partir d’une même consigne d’écriture, tout à coup, on voit surgir des textes qui rendent les singularités des gens, des textures, des rythmiques différentes, des manières différentes d’aborder un même thème. On peut pleurer en écoutant ces textes, on peut rire. Par cette porte d’entrée, on touche à l’humanité de la personne. Dans ces ateliers d’écriture, on n’est pas des chiffres, des statistiques. Quand une personne parle de son parcours migratoire ou du harcèlement de rue, ou du racisme… ce n’est pas avec des termes théoriques ; ce sont des histoires, des yeux qui regardent, des corps, des présences, des « Je » qui deviennent des « Nous » parce qu’il y a des résonances, des échos. Au terme de l’atelier, on en est un peu métamorphosés. On parle de braise collective. Ça se déconstruit un peu comme à la lumière de la bougie, par la bienveillance de l’écoute, par une forme de parole commune.
Au niveau des thèmes qui vont traverser les histoires, comment fonctionnez-vous ?
Ça dépend. Nous avons des donneurs d’ordre. On est appelés pour des thématiques particulières. Pour le CEC, c’était sur Femme et exil, ça peut être l’excision, les parcours migratoires, l’homophobie, l’écoféminisme ; des sujets contemporains qui touchent de près aux stéréotypes, à des discriminations, à la défense des droits. Il y a aussi des ateliers d’initiation au slam. Chaque atelier est création d’un espace d’expression safe, sécurisant, sécurisé. Qui n’a pas d’autre prétention que de permettre aux gens de s’exprimer. Par exemple sur de grandes émotions qui nous traversent : la joie, la tristesse, le dégoût, la colère… Ces espaces d’expression permettent que les émotions ne restent pas enfermées à l’intérieur. Traduites en langage poétique, elles peuvent être entendues. Il y a alors métamorphose de l’injure, de la parole blessante, de la parole du plus fort. C’est comme cela qu’il y a rencontre. Tout en n’étant pas forcément du même avis, on doit trouver une manière de rendre son texte « entendable » sans blesser l’autre. C’est cela qui permet de rester en dialogue avec l’autre. En ce sens, il y a déconstruction des stéréotypes puisqu’il y a un effort à faire pour rester en dialogue avec l’autre.
A travers vos ateliers, y a-t-il des choses qui se jouent en matière de déconstruction du racisme structurel ? Auriez-vous des exemples ?
Oui, je pense à cet atelier intitulé « Derrière le voile », dans une école de la ville de Liège, une des rares à accepter à l’époque le port du voile. Il y avait dans la salle des personnes qui portent le voile et d’autres pas et chacune a pu s’exprimer autour de cette problématique assez épineuse. En tant que féministe, on a parfois du mal à se positionner parce qu’on peut avoir cette représentation des femmes qui portent le voile comme étant « soumises ».
Dans le groupe, une jeune fille a dit : « Je ne suis pas soumise au patriarcat mais je suis soumise à Dieu ». Ça pose alors des questions sur la foi. Mais le texte est énoncé avec authenticité et avec cœur. On ne peut retirer ça à la personne. Il y a dans la démarche le courage de venir dire son texte. Il n’y a pas à dire je suis d’accord ou pas d’accord. Bien sûr, c’est très difficile d’écouter sans amener un contre-argument. Là, on est dans une écoute. Dans l’atelier slam, on n’est pas dans un débat ; on est dans une écoute. C’est un « je » qui part de son ventre, de son propre vécu. Ça nous place à un endroit de réception qui nous chamboule.
Parce qu’on ne peut pas opposer quelque chose. C’est assez rare quand on voit les réparties sur les réseaux sociaux, les réponses incessantes… Juste être dans l’écoute, entendre les gens dire : « voilà ce que je ressens, voilà ce que je vis ». Ça nous oblige aussi à ne pas parler « à la place de ». C’est ça que je trouve beau dans ces ateliers-là : l’apprentissage de ne pas parler à la place des autres et aussi l’apprentissage de l’écoute sans opposer sa parole. Entendre, qui n’est pas comprendre mais qui est une bonne porte d’entrée pour comprendre.
Quand vous parlez de votre travail vous parlez de « dessiner une carte pour le monde de demain ». Que voulez-vous dire par là ?
Je travaille sur des cartographies imaginaires. Dans ces territoires imaginaires, je vois une multiplication des récits, des histoires, des narrations qui n’appartiennent plus aux discours des dominants mais qui sont en train de sortir des marges. Il y a de nouvelles voix, de nouveaux récits venant de beaucoup d’endroits, de dominés. Les territoires de la marge arrivent dans la lumière. Ils modifient cette carte de départ qui aurait été créée par les seuls dominants. Il y a une multiplication de cette cartographie imaginaire avec ces marges qui poussent et qui repoussent certains et qui commencent à prendre de la place. Par exemple dans les manuels scolaires, dans la place des femmes dans la littérature, dans les sciences. Ça se perçoit aussi dans les bibliothèques, les librairies qui sont en train de se modifier aussi. On assiste à une sorte d’augmentation des pages.
Comment voyez-vous l’intersectionnalité en tant que femme racisée ?
Je le vis dans ma chair dans le sens où je me sens exposée aux quatre vents par ma couleur de peau, par le fait d’être une femme, par la classe sociale. Le fait que mes parents aient refait des études mais qu’ils aient traversé des périodes de précarité financière me positionne un peu comme une transfuge de classe sociale. J’ai vécu dans la cité. Je vis cela dans ma chair et cet endroit d’intersection est important. C’est important de ne pas laisser des problématiques, des personnes ou des thématiques dans les angles morts des grands chemins. J’ai toujours éprouvé une méfiance par rapport à ces discours englobants qui disent « Nous les femmes ». Comme si on parlait des hétérosexuelles mais qu’on ne pouvait pas parler des lesbiennes, des travailleuses mais pas des travailleuses du sexe, des intellectuelles mais en ne se préoccupant pas des femmes de milieux populaires.
Je pense que l’intersectionnalité est une belle grille d’analyse pour se tenir au milieu du gué et rester attentive au fait que tout est complexe. Que tout est lié. J’aime cet endroit de complexité qui oblige à une réflexion fine, qui oblige à se remettre en question.
Par exemple, dans mon éducation africaine, il est d’abord important de manger avant de « bien » manger. J’ai donc toujours considéré la question du bio comme un luxe et ce sont mes enfants qui m’ont amenée à faire des prises de conscience, à me demander qui a cueilli cette pomme ? Comment est-elle arrivée là ? Pour moi, tout est lié. Il faut garder un point d’attention à 360° qui permet d’apporter des réponses complexes à des réalités complexes.
Que pensez-vous des ateliers en non- mixité ?
Je réfléchis beaucoup à cette question. Ce qui m’importe, c’est que les gens restent en dialogue. Or, le vocabulaire crée parfois des oppositions. Par exemple, je n’utilisais pas le mot racisé. Je disais plutôt « métisse ». Mais aujourd’hui, je sens que le mot racisé me va. On a l’impression de revenir au 19e siècle. Mais c’est un mot qui m’arrange et qui veut dire que ma couleur de peau me précédera toujours et qu’elle m’expose à plus de discriminations, même avec ma carte d’identité belge. Il faut toujours faire un effort de pédagogie pour expliquer ces mots. Les ateliers en non- mixité permettent de déconstruire plus facilement. Pour les avoir expérimentés, je suis ambassadrice des ateliers en non-mixité mais ça n’a pas toujours été le cas. Ces ateliers sont des temps de renforcement. C’est une méthodologie qui se veut un levier. Ce sont des endroits sécurisés où on échange et on se renforce avant de retourner dans le grand monde. J’anime deux fois par an des ateliers pour des personnes racisées (« La plume et le poing »). Ils sont contestés à chaque fois ; ce qui nécessite un peu de pédagogie pour réexpliquer ce choix. Ce qui n’est jamais le cas pour d’autres types de cours tels que des cours de gym. Mais je constate que lorsqu’on sort de ces ateliers, on se sent plus forte, moins seule. Et on peut repolitiser des expériences individuelles.
Comment travailler à la prise de conscience du privilège d’être blanc ?
Personnellement, je ne travaille pas sur la question du privilège blanc. Le mot « privilège » pour moi aussi est moche. C’est moche de l’entendre. On se dit qu’on n’a rien fait pour avoir ces privilèges. Si on plaque cette définition sociologique aux gens, cela va les heurter et va empêcher le dialogue. On est obligé de faire un effort pédagogique et d’expliquer ce qu’est ce privilège. Personnellement, je le vis aussi à travers la notion du colorisme. Je ne suis pas une femme noire, je suis une femme métisse. J’ai aussi des privilèges en tant que métisse par rapport aux personnes noires. Dans les médias, c’est plus facile d’être métisse que noire. Plus on est noir, plus on va être victime de racisme sur les écrans. En tant que métisse, j’ai donc des privilèges.
Entre réalisme et espérance
Mon privilège, c’est aussi d’avoir des diplômes ; ma reconversion sera d’autant plus facile. J’ai aussi un réseau d’amis, de féministes, un réseau familial. Je ne risque pas de me retrouver à la rue. C’est un vrai coussin affectif, un vrai filet. Je ne souffre pas de la fracture numérique. Je prends mon propre exemple pour expliquer ce mot de privilège. Moi aussi, quand on m’a dit que j’avais des privilèges en tant que femme métisse, j’ai pris ça comme une claque. Effectivement, ce n’est pas la même chose d’être une femme noire, arabe ou une femme métisse.
Comment percevez-vous la montée de l’extrême droite ? Percevez-vous une régression ?
Oui et non. On a à la fois des endroits et des moments de désespérance. Les droits ne sont jamais acquis. Quand on voit l’évolution du traitement des sans-papiers, un contexte et des frontières qui se durcissent, une droitisation qui se généralise, ça fait peur, ça peut nous mettre dans un grand effroi. Et en même temps, on peut se dire qu’il y a des poches de résistance comme la mobilisation autour de l’église du Béguinage, la manifestation « lack lives matter »… On peut se dire que la mobilisation n’est pas moribonde.
Personnellement ce qui me sauve, c’est la rencontre des jeunes, les animations dans les classes. Je rencontre une jeunesse beaucoup plus déconstruite qu’il y a 20 ou 30 ans. Je pense à la phrase d’une étudiante de Schaerbeek : « La rencontre que nous avons faite avec une femme migrante m’a permis de grandir en humanité ». Sa classe avait mené un travail d’une année sur les personnes migrantes avec une série de rencontres loin des discours clivants, des chiffres et des stéréotypes. Entendre cette jeune fille qui se dit changée à vie, ça me porte.
J’utilise la métaphore de la capillarité : quelque chose qui irrigue par le bas et qui viendra peut-être contrecarrer cet étau qui nous prend par le haut. Mais le contexte est très difficile, les fossés se sont creusés. Aujourd’hui, après ces périodes de confinement, les corps sont éreintés, les âmes sont fatiguées. Beaucoup de gens sont sur le fil. Il ne faudrait pas que les militants commencent à tomber comme des mouches. On ne sait pas trop où on va. Il faut remettre de l’espérance sur la table.
1. Lisette Lombé a créé une conférence gesticulée sur le thème du burn-out ainsi qu’un ouvrage La magie du burn-out, paru aux éditions L’image publique. Ce livre questionne le secteur de l’éducation permanente. Ouvrage récent : Brûler, brûler, brûler, Lisette Lombé, L’conopop, 2020 – www.lisettelombe.com
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