LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE NÉCESSITE DES CHOIX DRASTIQUES (Février 2022)
Interview réalisée par Monique Van Dieren, Contrastes février 2022, p 13 à 16
A l’heure de la relance économique, la transition énergétique est plus que jamais au coeur des débats. Celle-ci ne peut se faire sans réflexion sur l’impact social des mesures écologiques. Grégoire Wallenborn, chercheur à l’ULB, y est particulièrement attentif. Il nous explique les paradoxes de la transition et prône des solutions collectives qui sortent des sentiers battus.
Grégoire Wallenborn est enseignant, chercheur à l’Institut de gestion de l’environnement et de l’aménagement du territoire (IGEAT-ULB) et coordinateur du projet Voisins d’Energie. Marie-Charlotte Noël, une de ses collaboratrices à l’IGEAT ULB, a également participé à notre entretien.
Contrastes : Pour les acteurs du néolibéralisme, le réchauffement climatique semble être une opportunité pour le développement d’un nouveau marché. N’est-ce pas un voile de fumée qui s’adresse à ceux, de plus en plus nombreux, qui sont convaincus des limites de la croissance ?
Grégoire Wallenborn : Cela fait plus de 50 ans qu’il y a des alertes par rapport au changement climatique. Les connaissances se sont approfondies grâce aux études du GIEC. A l’époque, les technologies n’étaient pas très développées pour affronter ce problème. Aujourd’hui, le marché et toutes les politiques néolibérales se basent sur l’innovation technologique. Tant qu’elles n’existaient pas, on s’intéressait peu à la transition énergétique. Dès les années 70, Amory Lovins parlait de la transition avec une voie douce (soft path) et une voie dure (hard path). La voie dure consiste à déployer des infrastructures énergétiques centralisées et relativement inflexibles, tandis que la voie douce est celle de la décentralisation et la sobriété. Cette voie-ci n’a jamais été empruntée à large échelle. Or, c’est celle qu’on va devoir emprunter.
La question de la suffisance (c’est-à-dire la quantité d’énergie produite) est très peu abordée. Or, tous les scénarios avec 100% d’énergie renouvelable disent qu’il va falloir réduire drastiquement la production et la consommation d’énergie. Et il y a une corrélation étroite entre la consommation d’énergie et le PIB. Donc réduire la consommation, c’est forcément réduire le PIB, la croissance. C’est parfaitement envisageable à condition d’être attentifs à la justice sociale.
Les politiques sont en tension permanente entre d’un côté les contraintes géologiques, les limites des ressources planétaires et les conséquences des activités humaines, et de l’autre côté les contraintes d’ordre économico-politiques pour maintenir un système moribond. On n’a pas les institutions politiques qui nous permettent de penser à long terme. Donc on fait comme si on pouvait continuer comme avant.
Quel est le rôle des citoyens dans la transition énergétique ? Quel équilibre entre sur-responsabilisation et déresponsabilisation ? Entre une approche individuelle et collective ?
Je pense qu’il faut agir à plusieurs niveaux. Au niveau individuel, il faut travailler sur l’efficience énergétique mais aussi sur la sobriété (consommer moins, ralentir…). Il y a des aspects collectifs indéniables qui sont généralement sous-estimés et qui relèvent des normes et de l’organisation sociale (dans le domaine du travail par exemple). Et puis il y a les questions politiques, sur lesquelles les citoyens peuvent s’organiser pour faire pression ou développer eux-mêmes des alternatives.
A cet égard, une étude intéressante de Carbone 41 montre que si un ménage moyen fait un effort raisonnable (pas démesuré) pour réduire son empreinte carbone, cela participerait au quart de la réduction des émissions de gaz à effet de serre nécessaire pour ne pas dépasser le budget carbone compatible avec un climat pas trop déréglé. Le reste dépend des mesures structurelles, systémiques. Le poids de la transition sur les individus n’est donc pas négligeable, mais ce n’est pas l’essentiel à entreprendre. Car en tant qu’individu, on est dépendant des moyens de transport, de l’isolation de son logement, de la faculté d’investir ou non dans des appareils économes en énergie ou dans les énergies renouvelables, etc.
Après, il reste la sobriété. Mais le faire tout seul, c’est très compliqué car on est confronté à des obstacles sociaux. Le problème, c’est de développer un éventail d’actions qui soient cohérentes. On ne peut pas demander aux ménages les plus pauvres (et même aux revenus moyens) de faire des efforts si les riches continuent à consommer toujours davantage. Si on ne limite pas la consommation des plus riches, on ne convaincra pas ceux qui sont moins responsables du dérèglement du climat de faire des efforts, et à juste titre, ils ne le feront pas.
En responsabilisant uniquement les individus, cela permet aux autres acteurs de se déresponsabiliser. Cela correspond bien à toutes les politiques néolibérales développées depuis les années 80 qui mettent en avant ce choix et cette responsabilité de l’individu qui aurait toutes les capacités d’action dans ses mains, alors que la part la plus importante de l’effort doit être collectif.
Mais au fait, c’est quoi la transition énergétique ?
En deux mots, c’est le passage d’un système de production et de consommation basé sur les énergies fossiles vers un système décarboné grâce au développement des énergies renouvelables.
Mais un des aspects souvent sous-estimés, c’est l’empreinte carbone de la transition elle-même. Aujourd’hui, on est dans un système qui repose à plus de 80% sur les énergies fossiles. Si on veut changer de système énergétique, on va devoir utiliser les infrastructures fossiles existantes, très polluantes, pour produire ces nouvelles infrastructures. En d’autres mots, on va devoir utiliser du carbone pour décarboner ! C’est le paradoxe dans lequel on se trouve aujourd’hui. Or, il y a très peu d’études sur l’empreinte carbone de la transition énergétique elle-même. Si on veut faire la transition énergétique, il va falloir faire des choix et donc savoir quelles activités on va diminuer. Prenons l’exemple de la rénovation du bâtiment : c’est un chantier énorme en termes de ressources financières mais aussi matérielles. Comment va-ton produire ces matériaux nécessaires à l’isolation des bâtiments ? C’est déjà une empreinte carbone considérable, et il n’est même pas évident que ce sera « rentable » en termes de bilan carbone.
En fait, il faudrait aujourd’hui faire des choix drastiques et décider collectivement où on va mettre les priorités d’investissements pour décarboner, en sachant qu’en faisant ça, on consomme déjà une part du budget carbone. Pour y arriver, il faudrait supprimer toutes les activités qu’on estime nocives, nuisibles, moins utiles. Il faudrait donc prioriser nos activités : ce serait ça, une vraie transition énergétique. Ce n’est pas juste faire des nouvelles infrastructures non carbonées.
Par ailleurs, il y a une contradiction fondamentale dans les plans européens qui envisagent de manière distincte la transition énergétique et la transition digitale, puisque tous les dispositifs électroniques consomment énormément de ressources énergétiques et minérales pour être fabriqués Mais il faut aussi avoir à l’esprit que le matériel informatique, cette merveille de l’intelligence humaine, est extrêmement éphémère et ne sera jamais recyclable car les matériaux sont trop miniaturisés (on amalgame des tas de composants qui sont difficilement séparables et récupérables).
Le risque est donc réel de passer progressivement d’une dépendance aux énergies fossiles vers une dépendance aux minerais (lithium, cobalt…), dont l’impact environnemental et social est désastreux. Et ce sera de plus en plus fréquemment source de nouveaux conflits locaux et mondiaux. Les hautes sphères de la décision politique sont de plus en plus conscientes des dangers à tous niveaux, mais puisqu’on n’a pas de solution miracle, on se focalise sur des solutions de court terme.
Des études montrent2 que plus on est riche, plus on consomme de l’énergie, plus on pollue, peu importe le degré de sensibilisation environnementale. Comment expliquer qu’on reste massivement dans l’idée que pour changer, il faut « conscientiser les gens », alors que ça n’a pas (ou très peu) d’impact sur l’empreinte carbone ?
C’est logique que les plus riches consomment plus d’énergie, puisque le pouvoir d’achat représente en réalité une capacité de prédation des ressources de la planète (ex. prendre régulièrement l’avion).
Ce qu’il faut souligner, c’est que les inégalités sont différentes selon les échelles. C’est certainement vrai au niveau mondial, mais au niveau belge, il n’y a pas tant de différences de consommation d’énergie entre un ménage riche ou pauvre, à part dans les déciles extrêmes de revenus. Pourquoi ? Parce que si les ménages les plus riches disposent de plus grands logements, ils les ont aussi mieux isolés, ont installé des panneaux photovoltaïques, etc. Tandis que les logements sociaux ou l’habitat ancien sont généralement des passoires énergétiques.
Chez nous, la différence de consommation entre riches et pauvres se fait surtout sur le transport. La voiture d’abord, même si de nombreux travailleurs ont besoin d’une voiture pour aller travailler. Mais aussi l’avion, où les différences sociales sont très marquées.
Un autre élément systémique qui entre en ligne de compte dans le lissage des inégalités de consommation d’énergie, c’est le fait que les pays riches ont des infrastructures publiques plus fournies. Or, on attribue la consommation d’énergie de ces infrastructures de manière linéaire à l’ensemble de la population, même si une partie d’entre elle ne les utilise pas ou peu. A ce niveau, il y a des aspects systémiques qu’il faut essayer de décrypter.
Pour revenir à la question de la sensibilisation, c’est effectivement important. On peut voir dans notre entourage des personnes très sensibilisées qui font certaines choses pour réduire leur impact écologique, mais ce sont en général des gens qui choisissent leurs actions là où ils ont la capacité de le faire. Déjà en 2007, je définissais la sensibilisation dans ces termes : Du point de vue de l’environnement, ne vaut-il pas mieux être pauvre et mal informé que riche et conscientisé ?3 En d’autres mots, ce qui est dominant dans l’empreinte carbone, ce n’est pas le niveau de conscientisation des gens mais leur pouvoir d’achat et donc leur pouvoir de prédation des ressources naturelles. Dans ces ressources, il y a la consommation directe mais aussi indirecte. Par exemple le matériel informatique qui est une énorme source de consommation d’énergie.
La transition énergétique est considérée comme une urgence depuis de nombreuses années, et on a l’impression que rien (ou pas grand-chose) ne bouge. Où situez-vous les principaux blocages ? Et que mettre en place pour qu’elle soit socialement juste ?
Ça avance, mais pas assez vite. Il n’y a pas une seule réponse. D’un point de vue énergétique, il n’y a pas mieux que le pétrole ! En termes de densité d’énergie, d’accès, de transport. Ça coule tout seul dans les pipe-lines. Et donc toute substitution au pétrole va occasionner des difficultés supplémentaires. Pour l’énergie solaire ou éolienne qui sont plus diffuses, il faut mettre en place des systèmes pour capter et stocker ces énergies. Aujourd’hui le stockage paraît indispensable, mais on pourrait remettre en question cette nécessité si on accepte de se dire qu’il y a des moments dans la journée ou dans l’année où on n’a pas besoin d’autant d’énergie. Ce n’est pas impensable, surtout avec les prévisions météo qui se perfectionnent. Mais actuellement, la peur de la pénurie représente un des blocages politiques.
Un autre blocage, c’est qu’il n’y a pas de débat collectif et structuré pour éviter que les petits intérêts personnels ou les rapports de force économiques ou institutionnels ne prennent le dessus. Prenons un exemple. Elia, le réseau de transport de l’électricité haute tension, veut faire une ligne haute tension entre Tournai et Charleroi. Ils estiment en avoir besoin pour transporter l’électricité produite par les éoliennes offshore (en mer du Nord). De nombreux citoyens ne veulent pas de cette ligne haute tension près de chez eux, et c’est compréhensible d’un point de vue paysager. Mais quand on leur a dit que l’alternative, c’est de diminuer leur consommation d’énergie, ou de se mobiliser pour créer des communautés d’énergie, ou encore de mettre une éolienne dans leur jardin, ça ne les enthousiasmait pas beaucoup… Ils ont compris que les éoliennes en mer du Nord servaient à compenser la fermeture des centrales nucléaires. Et donc ils ont dit « alors, on est pour le nucléaire ! »
Il faut que les citoyens soient informés et réfléchissent eux-mêmes à ce qu’ils veulent mettre en place. En France, la Convention citoyenne sur le climat a réuni 150 citoyens tirés au sort, dont la plupart ne connaissaient rien au climat ou étaient même climato-sceptiques. Ils ont appris plein de choses et ont remis un rapport qui contient une série de mesures qui vont bien plus loin que ce que les politiques sont capables de faire.
Ce n’est sans doute pas suffisant pour lever les blocages, mais ça montre que si on donne l’information et qu’on met des gens en capacité de réfléchir collectivement, ils sont à même de conclure des choses bien plus intéressantes que le politique. Et c’est une des conditions pour que la transition soit socialement juste.
C’est pour cette raison que Marie-Charlotte et moi étudions les communautés d’énergie (Voir encadré). On a l’impression que ça peut être un bon moyen pour les citoyens de s’approprier la question énergétique ; en devenant producteurs de leur énergie, en discutant avec leurs voisins comment la consommer, comment répartir les bénéfices, etc. Car tant que la production d’énergie est déléguée à un système de plus en plus complexe et libéralisé, personne ne comprend, personne ne se sent responsable ni en capacité d’agir au sein du système actuel.
La fiscalité verte est-elle un bon levier pour accélérer la transition énergétique ? Et comment garantir que cela ne renforce pas la précarité énergétique ?
Nous avons toujours eu un souci avec les incitants fiscaux car ils ont tendance à creuser les inégalités. On va culpabiliser et responsabiliser les personnes qui n’ont pas les moyens d’agir sur leur consommation d’énergie pendant que les autres auront la possibilité d’isoler leur logement, d’installer des panneaux solaires, etc. Il y a actuellement un gros débat autour de la taxe carbone. Si on veut qu’elle ne pénalise pas les ménages déjà défavorisés, il faut mettre en place une série de correctifs, et on obtient alors un système assez complexe à gérer.
Une autre option qui est débattue, c’est un système de quota non échangeable : chaque individu a droit à une quantité déterminée de carbone par an. Et c’est à lui de décider ce qu’il veut en faire. On pourrait commencer par appliquer ce système à la consommation directe d’énergie (électricité, chauffage, transport) et pas sur les consommations indirectes (alimentation, informatique, matériaux de construction…). On aurait déjà une mesure relativement juste. Mais il faut progressivement mettre en place des politiques publiques pour corriger les inégalités de base : isoler les logements sociaux, développer les transports publics, par exemple. Quelles que soient les mesures à prendre, il va aussi falloir une vraie réflexion sur l’urbanisme, l’aménagement du territoire, les infrastructures de transport, etc. Il y aurait là un horizon qui serait beaucoup plus juste.
La libéralisation du secteur de l’énergie rend la régulation des prix très compliquée. Il faudrait sortir l’énergie du marché car c’est un besoin de base, et passer par des fournisseurs publics et/ou des coopératives citoyennes d’énergie. C’est faisable et ça existe déjà à petite échelle, en Flandre (Ecopower) et en Wallonie (Cociter). Au Québec, ils ont déjà fait marche arrière par rapport à la libéralisation du secteur.
Une nouvelle idée plus utopique encore serait d’instaurer une « sécurité sociale de l’énergie » avec cotisations obligatoires pour tous, qui passent par le revenu. Ce système donnerait un accès universel pour les besoins de base en énergie. Il permettrait de sortir des aléas du marché et serait beaucoup plus solidaire4.
Voisins d’énergie
Le projet « Voisins d’Énergie » est une recherche collaborative sur le thème de l’énergie qui s’inscrit dans le cadre de l’appel à projet du Ministère bruxellois de la Recherche. Cette action soutient des projets qui proposent des innovations sociétales dans la perspective d’autonomie vis-à-vis des services interdépendants sur lesquels repose notre société urbaine, notamment la limitation des ressources minérales et énergétiques.
Pour en savoir plus : https://wiki.voisinsenergie.agorakit.org/
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L’étagère Voisins d’Énergie contient la boîte à outils du projet (toujours en construction) qui répertorie une série d’articles sur des thématiques qui touchent au domaine large de l’énergie et la partie recherche, qui contient notre rapport de recherche sur 1 an de projet. Il y a notamment un article très intéressant sur le prix de l’énergie.
L’étagère Communautés d’Énergie contient quant à elle toutes les monographies relatives à l’histoire des six communautés d’énergie participantes au projet VdE ainsi que les activités transversales qui se sont déroulées depuis le début du projet.
1. Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’Etat face à l’urgence climatique, César Dugast et Alexia Soyeux, Carbone 4, juin 2019, https://www.carbone4.com/
2. Voir étude sur la mesure des inégalités sociales, et notamment pour les émissions carbone : https://wid.world/world#lpfghg_p90p100_z/US;FR;DE;CN;ZA;GB;WO/2019/eu/k/p/yearly/l/false/2.92/100/curve/false/country
3. G. Wallenborn & J. Dozzi, 2007, « Du point de vue environnemental, ne vaut-il pas mieux être pauvre et mal informé que riche et conscientisé ? », in Environnement et inégalités sociales, P. Cornut, T. Bauler and E. Zaccaï (eds.), Ed. de l’Université de Bruxelles, p. 47
4. Voir le rapport pour l’AB-REOC : Besoins minimum en énergie. Une étude délibérative dans la Belgique de 2018 (2018). Auteurs : G. Wallenbo
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