L’alimentation avant, pendant et après le Covid (mai-juin 2020)
Auteur Guillaume Lohest, Contrastes mai-juin 2020, p.6–8
Nous savons depuis longtemps que nos systèmes alimentaires modernes sont vulnérables, générateurs d’inégalités et insoutenables à moyen terme. La période de confinement a renforcé ces évidences en nous confrontant à ce que nous ne voyons pas d’habitude. La sortie de crise est une opportunité en or pour changer de trajectoire.
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La pandémie de Covid-19 est une catastrophe au sens courant du terme, mais aussi au sens étymologique de “renversement”, de “bouleversement”. Elle aura agi comme un coup de projecteur stupéfiant sur le fonctionnement de la société. Elle aura mis en lumière tout ce dont nous dépendons et tous ceux dont nous dépendons : notamment des choses très concrètes, des travailleuses et des travailleurs qu’on ne voyait pas. Dans le domaine de l’alimentation, cette crise nous a appris beaucoup. De semaine en semaine, l’actualité nous a révélé des aspects souvent peu pris en considération par les consommateurs que nous sommes, habitués à cueillir la nourriture à même les rayons des supermarchés sans autre outil que de l’argent. Souvenons-nous de la succession des images et des témoignages et tirons-en quelques réflexions…
Épisode 1 : Les paquets de pâtes
Souvenez-vous, dès la fin mars, tout a commencé dans les grands magasins avec ces assauts sur les rouleaux de papier toilette et les paquets de pâtes. Pendant quelques jours, on ne parlait plus que de ça ! Sur les réseaux sociaux, chacun y allait de sa petite photo de rayon de supermarché, de son petit commentaire sur la nature humaine égoïste. Cet épisode de ruée vers des denrées alimentaires révèle qu’en matière de nourriture, nous sommes devenus presque tous et presque exclusivement des consommateurs.
Notre rapport à l’alimentation repose sur l’achat, la quantité, l’abondance. On peut juger certains comportements égoïstes. Mais à côté de cela, des questions plus profondes peuvent se poser : tout égoïstes qu’ils furent, ces comportements n’ont-ils pas été en quelque sorte “rationnels” ? Ne sont-ils pas révélateurs d’une angoisse, d’une conscience (égoïste mais réelle) de notre dépendance aux chaînes d’approvisionnement ? Pour cette fois en tout cas, cet instinct de survie et de stockage s’est finalement révélé injustifié. Les JT ont montré la quantité de produits de réserve dans les dépôts et les choses sont doucement rentrées dans l’ordre. Il n’empêche que nous n’imaginions sans doute pas vivre des scènes pareilles il y a quelques mois. L’alimentation est un besoin élémentaire, primaire, un droit fondamental et
universel : qu’elle soit si fortement dépendante de marchés industriels mondialisés a quelque chose d’effrayant. Cela nous apparaît un peu plus fort depuis cette pandémie.
Épisode 2 : Les petits commerces
Les caméras se sont ensuite tournées vers des changements palpables dans les habitudes de consommation. Les Belges, apparemment, donnèrent leur confiance aux commerces alimentaires locaux, de proximité. Les coopératives, les petites épiceries bio, les magasins de village ont connu un boom de leur fréquentation. “Notre chiffre d’affaires a augmenté, selon les magasins, de 20 à 50% depuis le début de la crise du coronavirus. Notre clientèle est de plus en plus fidèle, achète de plus en plus, et nous commençons à attirer des clients qui se détournent de la grande distribution”1 expliquait par exemple Géraud Strens, directeur d’Ekivrac, une chaîne d’épiceries de vrac, au début du mois d’avril. Tous les témoignages allaient dans ce sens et, quand le déconfinement s’est amorcé, ces petits commerces ont fait passer le message : “nous étions là pendant le confinement, ne nous oubliez pas !”.
Nous sommes peut-être des consommateurs, mais il existe, entre les enseignes, entre les produits, entre les portefeuilles, des grandes différences et de profondes inégalités. Il faut donc se poser des questions sans aucun tabou. Qui a pu modifier ses habitudes de consommation ? Pourquoi ? Est-ce un changement durable ? Le stéréotype “plus c’est sain, plus c’est cher”, variante du “bio pour les bobos”, se vérifie-t-il vraiment partout ou bien a-t-il une part de cliché ? Comment modifier structurellement le marché au service d’un droit universel à une alimentation saine ?
Épisode 3 : Tous aux champs !
Le 24 mars, le ministre français de l’agriculture Didier Guillaume disait ceci sur BFM TV. “Je veux lancer un grand appel à l’armée des ombres. Un grand appel aux femmes et aux hommes qui aujourd’hui ne travaillent pas, un grand appel à celles et ceux qui sont confinés chez eux, dans leurs appartements, dans leurs maisons. À celles et ceux qui sont serveurs dans un restaurant, hôtesses d’accueil dans un hôtel, aux coiffeurs de mon quartier… à celles et ceux qui n’ont plus d’activité. Et je leur dis : rejoignez la grande armée de l’agriculture française, rejoignez celles et ceux qui vont nous permettre de nous nourrir, de façon propre.”
Cet appel a quelque chose de surréaliste, d’exagérément lyrique ! Pourtant, en moins de deux semaines, plus de 200.000 personnes se sont portées volontaires sur la plateforme Wizifarm dans le cadre de la campagne “Des bras pour ton assiette”. Cela montre qu’il existe une capacité de mobilisation qui comporte une dimension solidaire, une conscience de l’intérêt général. Cela pose aussi la question cruciale de l’emploi dans l’agriculture, de la dépendance à des travailleurs saisonniers étrangers, du dumping social et fiscal. Cette agriculture est-elle soutenable à moyen terme, tant pour les agriculteurs que pour les consommateurs ?
Rien n’est moins sûr. On sait que les systèmes alimentaires actuels dépendent énormément des énergies fossiles (qui viendront à manquer sous peu) et sont très vulnérables aux crises et au changement climatique. Dans un premier livre assez visionnaire2, Pablo Servigne lançait une série de pistes pour modifier en profondeur les systèmes alimentaires. Il y évoquait notamment la possibilité – encore théorique à ce stade – d’une transition vers une agriculture post-pétrole, impliquant dix fois plus de travail humain que notre agriculture actuelle ! “À Cuba, après une transition énergétique inachevée – qui a quand même maintenu une partie des importations de pétrole et d’intrants industriels -, on a estimé les besoins en main-d’œuvre agricole à 15 à 25% de la population active. Une simple extrapolation indique que, pour l’Europe des 28 qui compte environ 2% d’agriculteurs dans sa population – soit 4,7% de sa population active -, il faudrait donc former en moins d’une génération cent dix-sept millions d’agriculteurs, soit deux fois la population française !”
DES SYSTÈMES ALIMENTAIRES FRAGILES ET VULNÉRABLES !
Dans Nourrir l’Europe en temps de crise (2014), Pablo Servigne dressait un constat sans concession de nos systèmes alimentaires industriels. Il y détaillait, dans un premier chapitre introductif, leurs principales caractéristiques, qui les rendent toxiques et vulnérables :
lls contribuent au réchauffement climatique ; ils détruisent les écosystèmes ; ils condamnent les agriculteurs ; ils mettent en danger la santé des populations ; ils génèrent un immense gaspillage ; ils sont vulnérables à l’instabilité du climat, à la fin de l’énergie bon marché, à la rareté des minerais, au manque d’eau, aux crises économiques et, enfin, vulnérables à cause de leur structure même.
(Pablo Servigne, Nourrir l’Europe en temps de crise, Babel, 2017, pp. 27–62.)
Épisode 4 : Droit à l’alimentation et sécurité alimentaire
À l’autre bout de la chaîne, beaucoup de consommateurs disposent de revenus insuffisants pour pouvoir se nourrir correctement. On le sait, le coronavirus a aussi été un révélateur et un accélérateur des inégalités. Des milliers de personnes dont la situation financière était très serrée ont connu une baisse soudaine de revenus, ce qui les a fait immédiatement basculer dans la précarité. La période de confinement a aussi fait augmenter la demande de colis alimentaires. “Une véritable toile d’araignée de la solidarité alimentaire rassemble des réseaux structurés avec les CPAS, la Croix-Rouge ou Saint-Vincent-de-Paul, mais aussi une multitude d’initiatives locales et associatives3.” Au sein même de notre mouvement, dans plusieurs régionales, militant.e.s et permanent.e.s des Équipes populaires se sont mobilisé.e.s pour confectionner et distribuer des colis alimentaires. L’accès à une alimentation de qualité, qui est un droit fondamental, pourrait reculer en conséquence de cette crise sanitaire mondiale. “En Belgique, l’aide alimentaire bénéficiait à 450.000 personnes avant le confinement. La période que nous vivons devrait conduire 100.000 personnes supplémentaires vers les épiceries sociales ou les Restos du coeur4”, s’inquiète la responsable de la Fédération des services sociaux, Céline Nieuwenhuys.
Dans d’autres pays, la question de la sécurité alimentaire se pose plus massivement, pour des populations entières très fragiles face à la volatilité des prix et très dépendantes des revenus de leur activité paysanne. Dans un communiqué datant du 18 mai, l’Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation (FAO) indiquait avoir besoin de 350 millions de dollars pour lutter contre la faim dans certaines régions : “Bien que l’ampleur de la pandémie et son impact sur la sécurité alimentaire sur le long terme ne soit pas encore connue, les faits indiquent que dans les pays déjà touchés par une situation de faim aiguë, les populations ont de plus en plus de mal à accéder à la nourriture face à la baisse de leurs revenus et à la hausse des prix des produits alimentaires5.”
Générique de fin : On change ou on repart comme en quarante ?
À présent que le coronavirus semble ralentir et que les activités reprennent, quelles suites réservons-nous à ces quelques constats crûment remis en lumière par la crise ? Il y a quelque chose d’effrayant à observer le soulagement d’un “retour à la normale” quand on sait à quel point les systèmes alimentaires sont fragiles, inégalitaires, encore terriblement dépendants de pesticides et d’engrais de synthèse, qu’ils rémunèrent mal les agriculteurs et beaucoup trop le secteur de la grande distribution… Comment faire bifurquer les systèmes alimentaires vers une production plus locale, plus juste, respectueuse de l’environnement ? Cette transition était déjà en marche bien avant le Covid-19 : coopératives agricoles et de consommateurs, magasins de vrac, épiceries bio, ventes à la ferme, ceintures alimentaires autour des villes… La croissance de ces initiatives a été lente durant des décennies avant de prendre son envol depuis une dizaine d’années. Comment amplifier et approfondir ce mouvement, souvent encore cantonné à des niches de consommateurs sensibilisés et plus aisés, pour en faire un véritable point de bascule, une transformation de société ?
L’alimentation, comme le logement, l’eau et l’énergie, est un besoin et un droit à ce point fondamental qu’il est inconcevable de continuer à compter sur les marchés et les opportunités économiques pour assurer une transition juste. Ces secteurs ne devraient-ils pas faire l’objet d’une nouvelle vision politique dans une logique de communs ? Un collectif de signataires allait en ce sens dans une tribune récente en France. “Il n’y aura pas de réforme agricole sans une véritable politique alimentaire. Le spectre de la faim, le sort de ceux d’entre nous dont les budgets alimentaires sont contraints ont trop longtemps servi de justification à la surproduction. L’industrialisation de l’alimentation, la revendication du moins-disant social et écologique nous promettaient une alimentation accessible à tous et toutes ; et nous faisons face à l’augmentation de l’insatisfaction et des maladies alimentaires ! Les politiques publiques ne doivent plus se construire sur la croyance aux vertus du libre marché6.” Facile à dire, évidemment. Mais en ces temps de crise, les signataires de cette tribune ont osé formuler une utopie, directement transposée de l’immédiat après-guerre. “Nous, paysan·ne.s, agronomes, citoyen.ne.s, précaires, chercheur.euse.s, entrepreneur.euse.s, commerçant.e.s, appelons à la création d’une sécurité sociale de l’alimentation. Nous proposons de sanctuariser un budget pour l’alimentation de 150 euros par mois et par personne et de l’intégrer dans le régime général de sécurité sociale. Tout comme pour la sécurité sociale à son origine, ce budget devra être établi par des cotisations garantes du fonctionnement démocratique de caisses locales de conventionnement. Chacune de ces caisses, gérées par les cotisants, aurait pour mission d’établir et de faire respecter les règles de production, de transformation et de mise sur le marché de la nourriture choisie par les cotisants7.”
1. Luc Van Driessche, “Le coronavirus favorise le commerce de proximité” dans L’Écho, 7 avril 2020.
2. Pablo Servigne, Nourrir l’Europe en temps de crise, Babel, 2017.
3. Eric Deffet, “Les épiceries sociales se mobilisent pour les victimes de la crise”, Le Soir, 3 juin 2020.
4. Idem.
5. “La FAO a besoin de 350 millions de dollars afin d’éviter une hausse de la faim alors que plusieurs pays doivent maintenant faire face aux impacts du COVID-19”, Communiqué, www.fao.org, 18 mai 2020.
6. “Créons une sécurité sociale de l’alimentation pour enrayer la faim”, tribune collective publiée sur Reporterre, 18 mai 2020.
7. Idem.
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