Langue française – Le masculin n’est pas neutre (juin 2019)
Auteur Guillaume Lohest, Contrastes juin 2019, p18–19
« Le masculin l’emporte” disent les règles de grammaire. Mais est-ce juste une question de grammaire ? Doit-on considérer que le langage est un domaine bien à part, sans véritable lien avec le sexisme et le rapport de domination subi par les femmes dans nos sociétés patriarcales ?
Notre façon de parler est-elle neutre ? Non, trois fois non. On ne va pas faire semblant que cet article explore une question ouverte. Notre langue est grammaticalement et socialement masculine. Et ce n’est pas parce qu’il est compliqué de modifier les pratiques et les règles qu’il ne faut pas le faire.
Petites expressions anodines injustifiables
Avant même de parler de grammaire, on peut observer dans le langage courant des tas d’expressions qui véhiculent des clichés d’un autre temps. Quelques exemples : le “panier de la ménagère”, un “garçon manqué”, une “fée du logis”, “faire sa fillette”, l’école “maternelle”, le “sexe faible”, se comporter comme une “femmelette”, agir “en bon père de famille”, etc. Mine de rien, ces expressions impriment dans l’imaginaire culturel des stéréotypes réactionnaires : le ménage domestique serait l’affaire des femmes, il y aurait une seule façon d’être une fille, les mamans s’occuperaient naturellement des tout-petits, les femmes seraient fragiles et les hommes solides, et ainsi de suite. Une bonne manière de mesurer la charge de ces expressions consiste à les inverser 1 : dirait-on d’un garçon qu’il est une “fille manquée” ou un “magicien du logis” ? Pourquoi ne dit-on pas l’école “paternelle” ?
Toute tentative de justifier l’usage d’expressions patriarcales revient à banaliser, voire à défendre le patriarcat structurel de la société occidentale. Reste alors, pour de nombreuses personnes, la relativisation. En somme, “ce sont des expressions sexistes, mais c’est bien normal. C’est le langage courant quoi. Et puis ce sont des détails. Alors, on les entend dans la rue, dans la bouche d’inconnus ou d’amis. Tranquille 2.”
Dans la plupart des cas, rétorquera-t-on, l’intention n’est pas malveillante. “Je ne le fais pas exprès” en quelque sorte. Cet argument est peu convaincant. Quand on marche sur le pied de quelqu’un, même si l’intention n’était pas malveillante, on dit pardon, on redouble d’attention et on ne se dit pas que c’est normal de marcher sur les pieds des gens. Quand on véhicule un stéréotype sexiste sans en avoir l’intention, ne devrait-il pas en être de même, au minimum ?
L’insulte, fabrique de stéréotypes
Laurence Rosier, linguiste à l’Université Libre de Bruxelles, a consacré un ouvrage ainsi qu’une exposition aux insultes faites aux femmes. Intitulée “Salope ! Et autres noms d’oiselles”, cette exposition est centrée sur quelques célèbres “insultées” : Marie Antoinette, Georges Sand, Margaret Thatcher, Christiane Taubira, Nabilla… Scientifique, historique et didactique, l’expo incite à s’interroger. Les insultes faites aux femmes ont souvent une connotation distincte de leur équivalent masculin. “Salaud” et “salope”, par exemple, ne disent pas la même chose. “Il y a derrière tout un travail sur le poids des mots, explique Laurence Rosier. Les jeunes utilisent ces mots de manière courante et disent eux-mêmes qu’ils ne sont pas méchants. Pourtant, certains les touchent très fort. Il y a une réflexion à faire sur leur poids et sur les stéréotypes qu’ils véhiculent3 .”
Autre exemple donné par la linguiste : “Fils de pute”. Bien que destinée aux hommes, cette insulte dégrade pourtant une femme.
Irrité.e par l’écriture inclusive ?
L’écriture inclusive, ou rédaction épicène, est l’ensemble des pratiques ou des règles dont le but est d’éviter une discrimination induite par le langage. Elle comprend, entre autres :
• La féminisation des fonctions, métiers et titres : autrice, cheffe, commandante, etc.
• L’utilisation d’expressions neutres : “Droits humains” et non “Droits-de-l’Homme”, par exemple.
• Le doublement des formes grammaticales : “celles et ceux”, “elles et ils”, etc.
• L’utilisation du point milieu : “les éventuel. le.s absent.e.s”…
Le premier – et le seul – livre entièrement rédigé en écriture inclusive que j’aie lu à ce jour porte sur Donald Trump. Tout un symbole. Son auteur, Daniel Tanuro, s’en justifie dans son introduction : « La langue est une construction sociale. La règle qui veut que le masculin l’emporte n’est pas inscrite dans une science académique intouchable mais dans des rapports d’oppression que la grammaire contribue à reproduire. Face au machisme décomplexé et arrogant qu’incarne Donald Trump, face à l’exacerbation de la violence structurelle contre les femmes et aux luttes de celles-ci pour leurs droits, j’ai choisi de me rallier à l’écriture inclusive4 . » Il va même très loin dans la rédaction, en utilisant des nouveaux mots, non genrés, créés pour simplifier la lecture : “celleux” remplace “celles et ceux”, “iels” remplace “elles et ils”…
L’Académie française a adopté un rapport sur la féminisation des noms de métiers et fonctions le 28 février 2019. Les autres aspects, en particulier l’utilisation des points milieu, demeurent très polémiques. Ces points rendraient les textes illisibles selon certains. L’écriture inclusive serait un “attentat à la mémoire elle-même” a affirmé le philosophe Raphaël Enthoven. Rien que ça.
Pas convaincu.e?
Tentez de résoudre l’énigme suivante : « Un enfant de treize ans est
en voiture avec son père quand ils ont un accident. L’ambulance vient les chercher, et le père meurt pendant le trajet. L’enfant est transporté à l’hôpital. Le meilleur médecin de l’hôpital entre dans la salle d’opération, voit l’enfant et s’exclame : “Mais je ne
peux pas l’opérer, c’est mon fils !” Comment est-ce possible? ».
Vous ne trouvez pas la réponse ? Voici l’explication de la philosophe
Mona Gérardin-Laverge : “Rares sont les personnes qui vont imaginer que le médecin peut être la mère du garçon. Cet exemple (…) montre que la prétendue neutralité et universalité du genre masculin (…) n’est pas vraie. Quand on utilise le masculin, on véhicule et on produit généralement une représentation qui est celle d’un être humain genré.” Elle poursuit : “(…) le langage participe à construire les stéréotypes sexistes qu’il semble simplement refléter, d’une multitude de manières : par l’existence de certaines catégories et de certains concepts, par les nominations, les adresses et les injures, par la place accordée aux personnes dans une interaction langagière 1.”
1. Mona Gérardin-Laverge, « Performativité du langage et empowerment féministe », Philonsorbonne [En ligne], 11 | 2017, mis en ligne le 16 janvier 2017, consulté le 12 juin 2019.
Pourtant les mots agissent …
Je vous fais un aveu : moi aussi j’avais plutôt tendance à considérer l’écriture inclusive comme une complication inutile et injustifiée. Du coup, je comprends celleux qui pensent cela. Mais j’ai changé d’avis parce que j’ai fini par me poser la seule question pertinente à ce sujet, bien plus essentielle que la lisibilité ou l’élégance : est-ce que le langage a une influence sur les représentations ? S’il n’en avait pas, le débat aurait été clos. Sauf qu’évidemment, la réponse est oui. La langue n’est pas une convention neutre qui refléterait une réalité extérieure. En parlant, on découpe le monde, les choses et les gens en catégories, on les organise, on les hiérarchise.
Le langage est vecteur d’idéologie. Voici un exemple commenté par la professeure de littérature Éliane Viennot, à partir d’un sondage de
Louis Harris : “quand on demande aux gens de citer « deux présentateurs du journal télévisé », ou « deux présentateurs ou présentatrices du journal télévisé » ou « deux personnes présentant le journal télévisé », ils nomment deux fois plus de femmes dans le second cas que dans le premier, et trois fois plus dans le troisième. Les mots employés guident la pensée. Dans le cas de la règle, c’est bien plus que des mots qui guident inconsciemment. La formule dit très clairement que le masculin est plus fort que le féminin, et son application le démontre : un dé à coudre vaut plus qu’une présidente de la république, puisqu’on doit dire « qu’ils figurent sur la photo ». C’est d’une violence symbolique inouïe – dont pratiquement tout le monde se satisfaisait jusqu’ici 5.”
… et les langues évoluent
Petites expressions du quotidien, insultes, règles de grammaire… à tous les niveaux, le langage installe ou conforte des représentations qui invisibilisent ou dévalorisent les femmes. La tradition, les habitudes ou la lisibilité ne sont, en aucune manière, des contre arguments de même valeur. Les langues ont toujours évolué, c’est dans leur nature. Alors même si cela choque certain.e.s écrivain.e.s et certain.e.s académicien.ne.s, il est souhaitable qu’elles continuent de le faire. Lentement peut-être, mais sûrement.
1. Renée Greusart, « Avoir des couilles » : top 10 des expressions sexistes banalisées, LObs, 22 septembre 2012.
2. Idem
3. Expo « SALOPE !… et autres noms d’oiselles » à l’ULB : « L’insulte n’a jamais été aussi présente qu’aujourd’hui », L’Avenir, 12 novembre 2015.
4. Daniel Tanuro, Le moment Trump, Demopolis, 2018.
5. “Le combat féministe passe par les mots”, Interview d’Eliane Viennot par Francine Sporenda sur le Blog de Christine Delphy, 27 janvier 2018.
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