L’AUTOMATISATION DES DROITS, EN VOIE DE CONCRÉTISATION ? (Avril 2022)
Françoise Caudron, Contrastes avril 2022, p 15 à 17
Objectif inscrit dans le troisième plan fédéral de lutte contre la pauvreté (2016– 2019), dans l’accord de gouvernement, ainsi que dans la note de politique générale de la ministre Karine Lalieux¹, l’automatisation des droits sociaux est-elle en voie d’aboutir ?
La question n’est pas récente. Ce problème de non-recours aux droits se pose depuis longtemps. Nous y sommes confrontés régulièrement dans notre travail d’éducation permanente. Lors d’animations, notamment au sein de partenariats avec des CPAS ou des maisons médicales, il n’est pas rare que des personnes découvrent, au hasard des discussions, qu’elles sont dans les conditions pour bénéficier du tarif social ou du statut BIM par exemple.
L’automatisation est d’ailleurs un souhait exprimé par de nombreux travailleurs sociaux. Car, faut-il le rappeler, si la Belgique est classée 17e
(sur 189 pays) par rapport à l’indice de développement humain, la pauvreté ne diminue pas pour autant au sein de notre population. On estime qu’une personne sur cinq vit dans un ménage avec pauvreté de revenus, privation matérielle grave et/ou très faible intensité de travail.
Si des moyens importants ont été mis en place pour chiffrer, analyser et lutter contre la fraude sociale (qui est pourtant loin d’être massive), très peu de données sont disponibles sur le non-recours aux droits. Celui-ci toucherait pourtant jusqu’à 50% des personnes concernées, c’est-à-dire les personnes les plus défavorisées. Le problème du non-recours est complexe, structurel et multidimensionnel. Il est également très probablement sous-estimé. L’automatisation des droits participera ainsi inévitablement à la lutte contre la pauvreté.
« Dans les limites du cadre règlementaire concernant la protection de la vie privée, le gouvernement mettra fin autant que faire se peut au non-recours aux droits et poursuivra ses efforts pour automatiser les droits sociaux. Ceux-ci seront au maximum octroyés sur la base du revenu et non uniquement du statut. Les organisations qui proposent des tarifs sociaux, exonérations, et avantages divers (musées et culture, énergie, télécoms, transports en commun, fiscalité, sports, etc.) à des populations précarisées (bénéficiaires des RIS, BIM, GRAPA, etc.) pourront consulter de manière plus intensive la Banque carrefour de la Sécurité sociale (BCSS), afin que les droits dérivés puissent être autant que possible octroyés automatiquement sur la base des statuts sociaux.
La BCSS se verra octroyer la mission et les moyens pour développer les applications nécessaires à l’automatisation des droits. Pour les droits qui ne peuvent pas être octroyés automatiquement, un outil numérique indiquant aux travailleurs sociaux sur la base du statut, du revenu, du domicile et de la situation de famille, à quelle aide locale et supralocale un ménage a droit, sera mis à disposition. »
Extrait de l’Accord de gouvernement du 30/09/2020, p. 27–28.
Qu’est-ce que l’automatisation des droits sociaux ?
Si les raisons qui expliquent le non-recours sont multiples, les réponses à apporter le sont tout autant. L’automatisation est une de celles-ci. De quoi parle-t-on exactement ? Plusieurs niveaux d’automatisation peuvent être précisés2:
1. L’ouverture automatique d’un droit : l’autorité examine, sans demande préalable, si le citoyen peut ou non bénéficier d’un droit spécifique, et l’octroie si les conditions sont remplies.
2. L’identification en tant qu’ayant droit potentiel : le service public identifie une personne comme ayant droit potentiel. Il l’en informe et lui demande de fournir les informations requises pour pouvoir ouvrir le dossier et octroyer les droits.
3. L’actualisation automatique : dès le moment où une personne est connue du service public compétent, les changements qui interviennent dans sa situation sont examinés automatiquement et peuvent donner lieu à une modification de la décision d’octroyer le droit.
4. La simplification administrative : il s’agit d’une simplification des procédures de demande de droits qui permet d’éviter que les citoyens ne doivent à nouveau fournir des informations dont les pouvoirs publics disposent déjà. Rappelons la loi « Only once », entrée en vigueur au 1er janvier 2016, qui stipule qu’il faut éviter que les citoyens et les entreprises ne doivent fournir les mêmes informations à plusieurs reprises, et faire le ‘facteur’ entre plusieurs services publics.
Le plan d’action pour lutter contre le non-recours aux droits
1/ La création d’un « wiki social » : L’objectif est de rendre les informations sur les prestations sociales et sur les droits dérivés accessibles à tous en portant une attention toute particulière au visuel et au langage utilisé. Cela nécessite collaboration entre institutions et mises à jour permanentes des données.
2/ Le partage des connaissances autour du non-recours : On parle ici d’un partage d’informations concrètes concernant les bonnes pratiques, utiles pour les institutions de la protection sociale au départ d’un site centralisé accessible à un public professionnel.
3/ Une communication spécifique autour du site my.belgium.be : Chaque institution a développé ses propres outils en ligne. Si les sites « mypension » et « myfin » sont relativement bien connus du grand public, il n’en est pas de même pour le site mybelgium. L’idée est de développer une communication large sur son existence et d’élargir les thématiques de mybelgium aux questions d’emploi, de santé, de justice…
4/ Un système d‘échange d’informations sur les ayants droit potentiels : Sur le terrain, les assistants sociaux sont en contact quotidien avec des usagers. Mais ces personnes ne sont pas forcément identifiées comme des « ayants droit » auprès d’autres institutions. L’objectif est de mettre en place un système d’échange d’informations plus organisé entre institutions. Cela doit se faire dans le cadre de la protection de la vie privée et de la Charte de la sécurité sociale.
5/ La recherche d’une notion de revenu actualisé : L’avertissement extrait de rôle est souvent utilisé pour calculer les ressources des ayants droit. Or, la situation des personnes change rapidement et les données de l’avertissement-extrait de rôle sont souvent dépassées au moment de la demande d’aide sociale.
Le projet Belmod vise à développer un flux actualisé de revenus qui permet d’identifier de manière automatique des ayants droit potentiels. Cela nécessite un échange de données entre les institutions publiques de la sécurité sociale et la banque carrefour. A nouveau, ce type de projet pose des questions essentielles en termes de protection de la vie privée.
6/ Adéquation entre l’offre et la demande des droits sociaux : L’idée est de développer des algorithmes (existant déjà dans le domaine privé) pour profiler les personnes, identifier leurs besoins et leur proposer des solutions adaptées. Par exemple, une personne qui fait une recherche via internet sur l’achat d’un fauteuil roulant pourrait recevoir directement des informations sur les possibilités d’intervention de la sécurité
sociale.
7/ Travailler avec les experts du vécu : Associer systématiquement les experts du vécu du SPP Intégration sociale aux initiatives de formation et de sensibilisation sur la problématique du non-recours. Ces experts du vécu sont des personnes qui ont une expérience de la pauvreté et de l’exclusion sociale et qui sont intégrées dans différents services publics en vue de faciliter l’accès aux droits sociaux fondamentaux pour chaque citoyen.
8/ Elargir les missions des Espaces publics numériques (EPN) : Renouveler et donner un nouveau souffle aux missions des EPN pour lutter contre la fracture digitale, notamment en sensibilisant les formateurs des EPN à la question du non-recours aux droits. Cette sensibilisation devrait se faire avec l’apport des experts du vécu et permettre d’aboutir à un accompagnement individualisé des personnes.
Un groupe de travail pour lutter contre le non-recours
Depuis fin 2019, le SPP Intégration sociale et le SPF Sécurité sociale ont mis en place un groupe de travail « non-recours aux droits » pour travailler conjointement sur cette thématique, sur base de l’engagement pris dans l’accord de gouvernement fédéral. Ce groupe a été guidé par trois nobles objectifs :
1/ Tous les ayants droit doivent être informés ;
2/ Il faut veiller à réduire le nombre de démarches à faire ;
3/ Il faut faire tomber les barrières physiques et psychologiques qui entravent l’accès à ces droits.
Ce groupe de travail a rédigé une proposition de plan d’action en huit points (Voir encadré). Elle devrait prochainement être intégrée dans le 4e
plan fédéral de lutte contre la pauvreté. En résumé : une meilleure communication vers le grand public, un meilleur partage des informations entre institutions, un mode de calcul des revenus des ménages actualisé et similaire à toutes les institutions, des algorithmes efficaces, un renforcement de la collaboration avec les experts du vécu et des missions élargies pour les espaces publics numériques.
Une lenteur administrative qui se paie cash
« Monsieur L. est en cours de demande de protection internationale, son attestation d’immatriculation est valable jusqu’au 12/02/2021. Via celle-ci, Monsieur peut travailler. Le renouvellement se faisant uniquement sur rendez-vous, il vient à notre Centre d’Aide aux Personnes pour demander de l’aide afin de remplir la demande de rendez-vous en ligne. La première place disponible est dans un mois. Monsieur étant sans titre de séjour valable aux yeux de son employeur, celui-ci ne lui prolonge pas son contrat après le 12/02. Perte de droit : 1.600 € de salaire par mois1. »
1. Témoignage extrait de « Le non-recours comme conséquence des politiques de sécurité et d’assistanat sociales et comment l’éviter ? » Travail de fin de Certificat en Travail, Développement et Innovations Sociales (TDIS) 2020–2021, Joachim-Emmanuel Baudhuin, assistant social, coordinateur du service social des solidarités (SESO), militant auprès du collectif Travail social en lutte.
Des questions qui restent en suspens
A l’heure de boucler cet article et malgré nos demandes répétées, il n’a pas été possible d’obtenir un contact direct avec une personne en charge de cette matière au sein du cabinet de la ministre Lalieux. Impossible donc de connaître l’état d’avancement de ce plan. Ni de faire valoir nos préoccupations. Celles-ci sont pourtant nombreuses, en dehors de la question des moyens humains et financiers qu’il faudra absolument mettre en adéquation avec les ambitions affichées.
La première inquiétude concerne l’échange d’informations via la Banque carrefour de la sécurité sociale. Celle-ci permet aux organismes qui attribuent des droits dérivés, de consulter de manière sécurisée les données nécessaires à l’établissement de ces droits. Or, il apparaît plus que nécessaire de porter une attention toute particulière à la protection de la vie privée et des données personnelles et de mettre en œuvre les moyens techniques suffisants pour éviter le piratage informatique.
Vu l’ampleur de la problématique du non-recours aux droits, nous estimons en outre nécessaire que le futur plan fédéral de lutte contre la pauvreté prévoie la sensibilisation et la formation tant des travailleurs sociaux que des conseillers de l’action sociale.
La digitalisation qui s’est accélérée depuis la crise sanitaire a encore accentué la fracture sociale. Elle est venue s’ajouter comme une cause très importante de non-recours aux droits. Cette dimension doit faire l’objet d’une attention primordiale par l’ensemble des services. A ce titre, maintenir au (grand) minimum un point de contact téléphonique efficace pour l’ensemble des institutions sociales semble indispensable.
Enfin, on peut imaginer les difficultés apportées par la complexité de notre système législatif, l’impact des réformes institutionnelles (la régionalisation de certaines compétences nécessite à chaque fois un travail énorme de reconfiguration de la Banque carrefour de la sécurité sociale) et la nécessité de mener un travail juridique en parallèle (notamment pour définir les publics cibles de chaque droit ou pour règlementer l’accès aux données personnelles).
Vu la nécessaire – vitale – poursuite de ce travail vers une automatisation des droits, ces difficultés doivent être affrontées énergiquement. Mais comme le chantait Alain Souchon, « on avance, on avance, on avance… »
Notes de bas de page
1. La ministre Lalieux est en charge des Pensions et de l’Intégration sociale, des Personnes handicapées, de la Lutte contre la pauvreté et de Beliris.
2. Pour plus d’informations, voir « Automatisation des droits, Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale », SPP Intégration sociale, p. 5.