Le clash, ou le contraire du débat démocratique (Novembre-Décembre 2020)
Auteur Guillaume Lohest, Contrastes Novembre-Décembre 2020, p.7–9
Wikimédia
Donald Trump a popularisé une manière de gouverner par le tweet. Mais n’est-ce pas l’ensemble de la communication politique qui est contaminé par la culture du clash, de la phrase-choc, des opinions binaires et agressives ? Comment comprendre ce phénomène ? Cet article s’appuie notamment sur les analyses de Christian Salmon.
C’est devenu une expression politicienne un peu creuse et plutôt horripilante : « se mettre autour de la table ». Autrement dit discuter, débattre, chercher des compromis. Les cadors de la politique belge l’utilisent dès qu’ils sont interrogés dans les médias. Et par extension, par mimétisme, sans doute nous aussi au sein des organisations et des institutions où les prises de décision reposent sur des processus collectifs. Que cette formule soit devenue un immense cliché dit quelque chose du fond de notre imaginaire politique.
L’idéal du débat d’idées
La démocratie, et même plus largement la politique, est logiquement associée à la possibilité d’échanger des idées, de confronter des opinions, de débattre sur base de faits et d’arguments. La philosophe Hannah Arendt, inspirée par la démocratie athénienne, établissait une distinction entre l’Oïkos, la maison – les domaines domestiques et économiques – et l’Agora, la place publique – domaine de la politique et de la démocratie. L’agora, c’est le lieu où l’on discute des affaires de la cité, le lieu du « débat public ». Au Moyen Âge, on pratiquait dans les universités l’art de la disputatio, un débat oral et public entre plusieurs interlocuteurs, considéré comme une manière d’apprendre.
Nos démocraties sont héritières de cet idéal du débat, à tous les échelons de la vie politique, du petit groupe militant jusqu’à une élection présidentielle. Giscard – Mitterrand, Sarkozy – Hollande, Macron – Le Pen, Trump – Biden, etc. En Belgique, vu les particularités institutionnelles de notre pays, ce genre de discussion réunit souvent davantage de candidats moins spectaculaires, mais les grands débats télévisés entre candidat.e.s rythment les échéances électorales. « Conférence-débat », « ciné-débat », « soirée-débat » : la vie associative et culturelle porte aussi les marques de cette omniprésence du débat. Et même dans l’enseignement, une part non négligeable des cours de français consiste à apprendre l’art de l’argumentation.
Du storytelling à l’ère du clash
Pourtant, cela fait longtemps que d’autres logiques de communication semblent s’être imposées dans l’espace public. À commencer par celle du storytelling. Auteur du best-seller du même nom, le chercheur français Christian Salmon analyse depuis de nombreuses années la façon dont évolue la communication politique. Selon lui, les années 1990 et 2000 ont été dominées par l’émergence du storytelling : les professionnels de la politique ont principalement cherché à raconter des « histoires », à créer des personnages et des intrigues davantage qu’à construire des arguments rationnels et des idées pertinentes. C’était en incarnant une bonne histoire que l’on gagnait les élections.
Mais une nouvelle forme de communication a pris le relais, qu’il appelle « l’ère du clash ». Quand et comment s’est produite cette évolution ? « L’âge du storytelling, écrit Christian Salmon, commence dans les années 90 pour s’achever en 2008, lorsque l’ère du clash prend le relais. Mais ce passage ne s’est pas effectué d’un seul coup, comme si on tournait une page. Il y a une sorte de tuilage entre les deux périodes. 2008 est une date charnière qui marque à la fois le zénith du storytelling, avec l’élection d’Obama, et le début de son déclin, avec la crise de 2008. Avec la campagne de Trump, il devient évident que la vie politique ne s’ordonne plus en séquences ou feuilletons. Elle n’est plus rythmée par l’intrigue mais par l’imprévisibilité, l’irruption, la surprise, une logique de la rupture qui relève davantage d’une sismographie politique que du storytelling. On est passé de la story au clash, de l’intrigue à la transgression sérielle, du suspense à la panique, de la séquence à une suite intemporelle de chocs1. »
Le discrédit
Les tweets de Donald Trump ne sont pas seuls en cause. En Belgique, certains hommes politiques
pratiquent également ce genre de communication-spectacle. On pense à Georges-Louis Bouchez assez spontanément, mais il est loin d’être le seul ! L’ensemble du champ démocratique est contaminé par cette nouvelle façon de discuter qui n’en est plus une. Sur les réseaux sociaux, nombreux sont les internautes qui font l’expérience de l’impossibilité de discuter. Les commentaires s’additionnent, se « clashent », sans s’articuler entre eux. Le débat semble devenu impossible. Pas seulement sur les réseaux sociaux d’ailleurs : dans la « vie réelle », le clash, humoristique ou non, devient une forme de communication.
La philosophe Marylin Maeso, interrogée sur ce phénomène, résume la situation de cette façon : « Quand on débat, on pose le thème sur la table, on s’entend sur les termes du débat, et on discute, on se met d’accord sur tel point, on reste en désaccord sur un autre. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est moins de comprendre de quoi il s’agit, c’est d’être pour ou contre2. » Ce qui peut ressembler à un débat n’en a alors que les apparences. « La raison pour laquelle le clash est le contraire du débat, c’est précisément parce que le clash sert d’écran de fumée pour éviter qu’on discute du fond. Le but d’un clash, c’est littéralement d’empêcher qu’on débatte3. »
Pour Christian Salmon, ce passage de l’ère du storytelling à l’ère du clash suit une progression logique. Les « raconteurs d’histoires », médias, politiciens, éditorialistes, sont entrés dans une « spirale du discrédit » qu’il compare à l’inflation monétaire. « La multiplication des histoires à la Reagan pour légitimer un système de domination a tracé ou creusé la spirale du discrédit. De même que l’inflation ruine la confiance dans la monnaie, l’inflation d’histoires a ruiné la crédibilité de tous les narrateurs. Personne n’est épargné. Toutes les sources d’énonciation sont viciées, tous les « auteurs » – qu’ils soient médiatiques, politiques, ou même scientifiques (le climatoscepticisme) – sont frappés de discrédit4. »
C’est oui ou c’est non ?!
Certains médias ont une grande part de responsabilité dans la polarisation des échanges.
Des émissions comme « C’est vous qui le dites », ou encore certains grands débats politiques, acculent systématiquement leurs invité.e.s, sommé.e.s de se prononcer de façon binaire : « C’est oui c’est non ? », « Vous n’avez pas répondu clairement à la question », « Une réponse claire »… Ces relances journalistiques peuvent être guidées par la volonté de faire sortir les professionnels politiques de leur langue de bois ; cela n’empêche qu’ils participent à une polarisation des paroles publiques.
Comment expliquer ces évolutions ? On constate tous les jours que la rupture de confiance entre la population et les médias est devenue presque insurmontable. Le Covid-19 a encore accru le ressentiment populaire et le soupçon envers toute parole officielle. Selon Christian Salmon, « Dans l’esprit des citoyens (…) les médias ont abandonné toute fonction critique du pouvoir pour devenir les relais du système. Il y a des raisons idéologiques à ça, le fameux consensus néolibéral. Mais il y a aussi des raisons de format. La crise de la presse, le diktat de l’audience sur les chaînes d’info en continu ont poussé à cette sorte de tyrannie de la story qui étouffe le débat (*). »
(*) Christian Salmon, « On est passé du storytelling d’Obama aux clashs de Trump, de l’intrigue à la transgression », propos recueillis par Eugénie Bastié, Le Figaro, 15 février 2019.
Clashez-vous…avec le soutien des algorithmes
Poussant plus loin son analyse dans un tout récent ouvrage, La tyrannie des bouffons, Christian Salmon s’inquiète du fait que le clash ne soit pas seulement un régime de communication politique, mais un nouveau genre de rapport social, médiatisé et régulé par des algorithmes. Observant les similitudes entre différents « bouffons » de la politique moderne, Salvini, Trump, Bolsonaro, Johnson, Orbán, etc., il constate une similitude entre eux qui n’a rien de comique. « Ce que ces bouffons ont en commun, c’est qu’au-delà de leurs personnalités fantasques ou leurs propos outranciers, il y a toujours un double, ou une équipe, en coulisses, des experts en communication ou en réseaux sociaux, qui ont compris la logique des algorithmes qui font gagner des points sur les réseaux sociaux. Le cas le plus emblématique a été le rôle joué par Dominic Cummings auprès de Boris Johnson au moment du vote sur le Brexit5. »
On sait qu’en Belgique, le Vlaams Belang est de loin le parti qui investit le plus d’argent dans les contenus sponsorisés sur les réseaux sociaux. Quant à l’Italie, le politologue Giuliano Da Empoli avait déjà relevé pourquoi ce pays avait énormément intéressé le stratège américain d’extrême droite Steve Bannon. « Au-delà des envols rhétoriques, le discours de Bannon est intéressant parce qu’il saisit le point essentiel du cas italien, qui a été ignoré par les alarmes sur la montée de l’extrême droite et le retour du fascisme qui se sont multipliées ces derniers temps. Ce qui se joue en Italie n’est pas la réédition des années 1920 ou 1930 du siècle dernier. Ce qui se joue en Italie est l’émergence d’une nouvelle forme politique façonnée par Internet et par les nouvelles technologies6. »
Déserter ou dompter ?
Les algorithmes qui régissent la portée des publications sur les réseaux sociaux favorisent celles qui contiennent des propos excessifs, clivants. « Des recherches effectuées par le Wall Street Journal donnent à penser que Facebook est tout à fait conscient du problème. Nos algorithmes utilisent la force d’attraction qu’exercent les clivages sur le cerveau humain. Selon le quotidien, c’est ce qu’affirmait une présentation de 2018 préparée par un groupe de travail de Facebook chargé d’évaluer dans quelle mesure la plateforme numérique alimentait la polarisation des opinions7. »
Même si Facebook n’a jamais confirmé officiellement les résultats de cette recherche interne, l’hypothèse que les propos clivants ont une audience démultipliée sur les réseaux sociaux pose aux mouvements sociaux – et même à chaque personne souhaitant s’engager individuellement – un dilemme permanent. Comment porter nos valeurs dans l’espace public ? Soit on se retire des réseaux sociaux, dans un geste de refus des clivages et de cette culture du clash. On prend alors le risque d’abandonner toute une partie de l’espace populaire à l’extrême droite populiste et aux « bouffons » portés par des conseillers experts en algorithmique. Soit on participe à la mêlée, dans l’espoir d’être capable d’utiliser les algorithmes au service de valeurs émancipatrices – au risque d’être pris nous-mêmes dans l’engrenage qu’on veut éviter. Que faire face à ce dilemme ? Résister face à la machine ou la dompter ? L’histoire a déjà connu des épisodes similaires, lors des débuts de la révolution industrielle. Les machines en question volaient alors le travail des artisans : certains tentèrent de les briser (notamment les luddites), d’autres de s’y adapter tout en faisant valoir leurs droits (les prémices du mouvement ouvrier). Les deux attitudes sont légitimes : ne pas déserter le champ de bataille, mais ne pas non plus en accepter les règles.
Le courage de la modération
Nous faisons l’hypothèse que ces deux attitudes doivent s’articuler pour être complémentaires et se renforcer mutuellement. Dans les deux cas, réhabiliter une culture du débat, une pratique du conflit par le débat, semble incontournable même si la tâche semble titanesque. Que ce soit sur les réseaux sociaux ou de vive voix, en « présentiel » ou en « distanciel », la responsabilité de tous les acteurs est engagée. Les médias et les politiques évidemment, mais nos organisations d’éducation permanente aussi, à leur échelle. Ainsi que le précise Marylin Maeso, « L’argumentation n’est pas une pratique innée. Il n’y a pas d’innéisme de la pensée, et de la manière de présenter ses idées, d’argumenter et d’être capable d’entendre le désaccord comme autre chose que comme une offense. Tout cela s’apprend8. »
Certains se grisent de cette ambiance d’affrontement binaire. Ils considèrent la nuance comme une lâcheté, une tiédeur, voire une traîtrise. Le conflit est pourtant tout l’inverse de l’affrontement. Et le débat, tout le contraire du clash. Quant à la tiédeur, laissons Albert Camus répondre. Il écrivait en 1944 dans le journal de résistance Combat : « Notre monde n’a pas besoin d’âmes tièdes. Il a besoin de cœurs brûlants qui sachent faire à la modération sa juste place. »
1. Christian Salmon : « La rhétorique et les paroles onctueuses de Macron ne réussissent plus à occulter la violence », propos recueillis par Thibaut Sardier et Simon Blin, Libération, le 15 février 2019.
2. Marylin Maeso: « On doute de tout, sauf de la nécessité de douter », propos recueillis par Philippe Laloux dans Le Soir, 16 juin 2020.
3. Marylin Maeso dans « Le clash a-t-il remplacé le débat public ? », émission Le temps du débat sur France culture, le 6 mars 2020.
4. Idem.
5. Christian Salmon : « Les discours de haine et la désinformation sont le carburant des réseaux sociaux », interview sur France Inter par Christine Siméone, le 21 novembre 2020.
6. Giuliano Da Empoli, Les ingénieurs du chaos, JC Lattès, 2019, p. 37.
7 « Facebook, le paradis des avis extrêmes », Par Christina Brause (Die Welt), traduit dans Le Soir, le 15/06/2020
8. Marylin Maeso dans « Le clash a-t-il remplacé le débat public ? », émission Le temps du débat sur France culture, le 6 mars 2020.
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