Le Covid va-t-il aussi tuer les droits humains ? (Septembre-Octobre 2020)
Auteure Monique Van Dieren, Contrastes Septembre-Octobre 2020, p.7–10
Alors que le consensus était quasi général sur l’impérieuse nécessité de prendre des mesures qui restreignent nos droits et libertés, de nombreuses voix s’élèvent aujourd’hui pour remettre en question la pertinence de maintenir des restrictions aussi contraignantes pour notre vie privée et sociale. En réalité, ce sont deux droits fondamentaux qui se percutent de plein fouet : celui du droit à la santé et celui des droits et libertés individuelles. Comment maintenir le difficile équilibre ?
Omni Matryx – Pixabay
La Belgique est un Etat de droit ; les autorités sont obligées de respecter les droits fondamentaux de ses citoyens. Or, les mesures adoptées dans le cadre de la crise sanitaire constituent sans aucun doute des ingérences dans de nombreux droits fondamentaux. La liberté de circulation (que ce soit pour se promener dans son quartier ou pour aller visiter des membres de sa famille ou faire ses courses de l’autre côté de la frontière), a été fortement entravée, au point que des sanctions pénales pouvaient être appliquées en cas de non-respect de ces interdictions, parfois de manière arbitraire (nous y reviendrons).
Le droit à l’enseignement a également été restreint par la fermeture des établissements scolaires, et le droit de rassemblement public (manifestations ou petits groupes) a été interdit à cause des obligations de distanciation physique. Idem pour la limitation des contacts dans les lieux privés suite à l’instauration du concept bien belge de « bulle sociale ». L’obligation de port du masque a également été perçue par certains comme une entrave à la liberté individuelle.
Pourtant, la légitimité des mesures prises par la Belgique depuis mars 2020 fait juridiquement peu débat, malgré le contexte politique particulier (gouvernement minoritaire, pouvoirs spéciaux).
Un contexte politique particulier
En effet, le CRISP1 rappelle que « la Belgique est tenue juridiquement de prendre des mesures pour protéger la vie des personnes qui sont soumises à sa juridiction. Et l’article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (communément
appelée Convention européenne des droits de l’homme), oblige les Etats à prendre des mesures pour éviter les décès prévisibles. De façon générale, la CEDH considère que l’autorité doit prendre des mesures adaptées au niveau de risque ‘afin de protéger les droits fondamentaux, tels que le droit à la vie ». Les Etats ont cependant une grande marge de manœuvre pour évaluer les mesures les plus appropriées afin de protéger ce droit à la vie. D’où les grandes disparités entre les dispositions prises entre les pays, du moins au début de la crise sanitaire ; certains pays allant même jusqu’à prendre très
peu de mesures restrictives pour miser davantage sur la stratégie de l’immunité collective (Royaume-Uni, Pays-Bas par exemple).
Pour le CRISP, le droit constitutionnel belge ne prévoit pas de système explicite d’état d’urgence,
contrairement à ce qui existe dans certains autres pays (en France notamment)2. Cependant, l’ensemble des dispositions prises en Belgique ont fait passer le pays dans un régime juridique et politique d’exception que la Belgique n’a vraisemblablement jamais connu en temps de paix. Vu les circonstances, ces mesures entravant nos droits et libertés sont considérées comme légitimes au regard du droit belge et international. Mais jusqu’où peut-on limiter les droits et libertés fondamentales pour un enjeu de santé publique ? C’est toute la question de la proportionnalité des mesures, de leur limitation dans le temps et du contrôle démocratique qui est posée.
Le contexte politique belge (en affaires courantes au début de la pandémie) a en outre obligé le gouvernement à demander la confiance du Parlement et à recourir aux pouvoirs spéciaux pour pouvoir adopter dans l’urgence une série de mesures pour endiguer la pandémie.
Selon Lucas Courtin (LBDH), la légitimité démocratique des pouvoirs spéciaux tient à plusieurs critères, dont la légitimité et la proportionnalité des mesures, le contrôle de son action par le Parlement et par le Conseil d’Etat, et le respect des obligations internationales.
« Indispensables, ces critères sont censés garantir un cadre démocratique et juridique à l’urgence et à des moyens d’y répondre. Evaluer leur proportionnalité et leur justification appartiendra cependant à la temporalité démocratique. Dans le cadre de la crise sanitaire, la restriction des libertés publiques s’est opérée dans un processus restant largement encadré mais dont l’évaluation et le contrôle prendront du temps »3.
Des mesures proportionnées ?
La limitation des mesures dans le temps est une réelle question. Vu la rapidité avec laquelle celles-ci ont dû être adoptées par un gouvernement doté de pouvoirs spéciaux, comment garantir que des mesures liberticides exceptionnelles ne se prolongent pas, faute de cadre juridique clair ou de volonté d’y mettre fin pour diverses raisons ?
La question de la proportionnalité fait particulièrement débat auprès des citoyens et même entre les experts de tous bords. Restreindre à ce point les libertés individuelles et les contacts sociaux est-il réellement bénéfique pour la santé dans une vision plus large de santé mentale ? A l’inverse, le relâchement des mesures très strictes au nom d’une nécessité socioéconomique ne porte-t-il pas atteinte au droit fondamental à la vie ? La collecte des données personnelles par traçage numérique est-elle
indispensable pour lutter contre la pandémie ? Jusqu’où peut aller l’interdiction de rassemblement
lorsqu’il s’agit d’exprimer collectivement le droit au respect des libertés fondamentales ? Le droit de manifester est mis à l’épreuve durant cette pandémie, et une juste mesure doit être trouvée entre le respect des mesures sanitaires et la liberté d’expression et de revendication collective, qui doivent pouvoir continuer à s’exercer. Sur ce plan, la situation est particulièrement problématique en France, et les violences policières durant les manifestations y sont particulièrement inquiétantes.
Pour Cynthia Fleury4, la pandémie doit nous obliger à subordonner nos conduites individuelles
à la responsabilité collective. « Les mesures prises face au coronavirus ne relèvent pas d’un arbitraire qui vient entraver les libertés individuelles. Elles relèvent du droit, dans un cadre de santé publique, de responsabilité collective. L’individualisme typique de nos cultures nous rend assez étrangers à ce type de comportement collectif. Mais ces mesures doivent être non discriminantes, non déraisonnables, dans la mesure du possible relever du dernier recours, être étrangères à tout arbitraire, s’appuyer sur l’expertise collégiale scientifique ». De plus, « l’explicabilité des politiques publiques est également un droit et une valeur dans un Etat de droit ». Force est de constater que ces dernières semaines, c’est peut-être là que le bât blesse, ce qui explique en partie le manque d’adhésion, voire le rejet des mesures par une partie de plus en plus importante de la population.
Lourdes sanctions
Les mesures exceptionnelles de réduction des libertés que l’on a connues au printemps (et qui hélas se déploient à nouveau au vu de la flambée de nouveaux cas de coronavirus) s’accompagnent de sanctions pénales assez lourdes, et posent la question de leur proportionnalité par rapport aux infractions commises (non-port du masque, regroupements trop important de personnes…). D’autant que ces sanctions semblent cibler davantage certaines catégories de la population ou certains quartiers, ce qui est problématique en matière d’égalité de traitement des citoyens, un des principes fondamentaux des droits humains.
Pour Andrea Rea5, il faudrait parler de responsabilité collective et non individuelle. « Il faut intégrer les facteurs sociaux associés à la diffusion de la maladie et des traitements. Il faut en finir avec la moralisation des conduites et la tyrannie de la responsabilité individuelle. Il ne s’agit pas de comportements déviants vis-à-vis des gestes-barrière par les populations défavorisées ou des minorités ethniques. La densité de population, le logement dégradé, la cohabitation multigénérationnelle et l’absence d’espace
verts augmentent les risques. Ce qui est dangereux, c’est d’interpréter ça comme une criminalisation
des comportements. »
Selon Olivia Venet, présidente de la LBDH6, « Une amende de 250€, c’est complètement disproportionné par rapport aux moyens des plus défavorisés. Plutôt que de faire preuve de pédagogie, les autorités préfèrent avoir recours à la criminalisation ». Pour elle, le risque majeur est celui d’une forme d’habitude à ces restrictions de libertés.
Anne-Emmanuelle Bourgaux, constitutionnaliste à l’UMons7, s’en inquiète également. « Le 24 mai, les Collèges des procureurs généraux faisait déjà état de 57.400 dossiers ouverts pour infraction aux arrêtés ministériels Covid-19. Un Belge sur deux cents serait-il devenu délinquant ? Ou peut-on lire aussi dans ces chiffres la conséquence du manque de clarté des décisions adoptées par nos gouvernants ? L’objectif de réduction des victimes ne justifie pas tout. Précautions sanitaires et précautions institutionnelles ne sont pas antagoniques. Sur le plan sanitaire, des normes accessibles et prévisibles sont un gage d’efficacité. Sur le plan constitutionnel, elles sont un impératif de démocratie ».
Délit de faciès
Dans un contexte de « pénalisation de la crise sanitaire », des mesures d’interdiction d’accès à certains lieux ont été particulièrement discriminantes. De même, tout le monde n’est pas égal face à un contrôle policier…
On se souvient peut-être de la commune de Lasne, qui avait limité l’accès aux plages du lac de Renipont aux seuls résidents de sa commune (dont beaucoup
sont propriétaires d’un jardin, voire d’une piscine privée) afin d’éviter la saturation du lieu. En réalité, il s’agissait vraisemblablement d’empêcher des jeunes Bruxellois des quartiers défavorisés, entassés dans des petits appartements, de prendre l’air et de perturber les habitants du Brabant wallon. D’autres dispositions auraient sans doute pu être prises pour rencontrer les objectifs sanitaires. Mais tous les Belges ne sont pas égaux face aux mesures sanitaires…
Un autre exemple est celui des incidents qui se sont produits à Blankenberge entre des policiers et des jeunes Bruxellois : bagarre et intervention médiatisée des forces de l’ordre, propos ouvertement discriminatoires de la police envers des jeunes, racisés… et Bruxellois de surcroît, décision d’interdire la fréquentation des plages dans les jours qui ont suivi. Cet événement a mis une fois de plus en évidence la question du profilage ethnique ou « délit de faciès » régulièrement pratiqué par la police. Il s’agit d’une procédure de contrôle d’identité basée sur l’apparence de la personne et non sur son comportement ou des soupçons objectifs de culpabilité. Le profilage ethnique est une forme de discrimination interdite par le droit européen et international. Il s’est renforcé durant la crise sanitaire.
La LDH a lancé en avril dernier l’Observatoire des violences policières (Police Watch). En deux mois, il a récolté une centaine de témoignages spécifiques à la période de confinement. Bien que sans représentativité statistique suffisante (il n’existe pas de statistiques ni d’enquêtes officielles à ce sujet), Police Watch constate que la grande majorité des abus constatés l’ont été dans les trois provinces
les plus pauvres du pays et qu’à Bruxelles, 71% l’ont été dans le croissant pauvre. Quatre facteurs semblent augmenter la probabilité d’être victimes d’abus : être jeune, être racisé.e, avoir des idées et/ou agir pour la solidarité, et être en situation de précarité. Les témoignages récoltés mettent également en évidence un déploiement policier important pour des personnes montrant peu ou pas de résistance, ce qui pose ici encore la question de la proportionnalité de ces interventions.
Police Watch constate également une aggravation des cas de violence policières à l’encontre de mineurs d’âge, notamment des jeunes issus de milieux défavorisés qui n’ont pas de soutien familial pour les aider à déposer plainte, ou encore des MENA (mineurs d’âge étrangers non accompagnés), encore plus vulnérables car sans connaissance de la langue, sans ressources et sans aucun accompagnement. L’association s’interroge : « S’agit-il encore de protéger les citoyens contre l’épidémie, ou de la démonstration d’un rapport de force ? ». Dans la foulée des recommandations déjà formulées à la Belgique par le Comité de prévention de la torture du Conseil de l’Europe, Police Watch demande à l’Etat belge de reconnaître l’existence des abus policiers, de mettre en place un monitoring pour produire des chiffres officiels, d’assurer l’identification des agents et l’enregistrement des contrôles et de faciliter le dépôt de plainte en prévoyant un accompagnement des personnes concernées.
Démocratie VS dictature
Les régimes démocratiques sont-ils mieux ou moins bien armés que les dictatures pour imposer des régimes d’exception ? Cynthia Fleury ne pense pas que ces mesures sont plus faciles à imposer ou faire accepter dans un régime dictatorial. Au contraire, l’Etat de droit est, selon elle, un excellent levier pour affronter une crise pandémique grâce à ses valeurs intrinsèques, à la transparence de l’information et la liberté de la presse, aux moyens alloués à la protection sociale. « Regardons l’Iran, la Russie et la Chine qui a commencé par nier et arrêter le médecin lanceur d’alerte du coronavirus. J’espère qu’il y aura un avant et un après concernant la fantasmatique du régime autoritaire plus efficace que les autres. »
« Ce qui fait la différence entre nos démocraties et les dictatures, c’est que dans les dictatures, les institutions sont en lutte et font le bras de fer contre leurs citoyens pour endiguer la pandémie, et ne sont absolument pas dans une relation de confiance. En démocratie, on doit au contraire travailler ensemble, Etat et citoyens. Les citoyens peuvent et doivent prendre un part de responsabilité : plus on se responsabilisera, moins l’Etat devra prendre des mesures qui restreignent nos libertés. C’est à nous de ne pas abuser des libertés qu’il nous reste encore pour pouvoir les conserver. »8
Restons cependant vigilants, car l’étiquette d’Etat de droit conférée à la Belgique ne nous prémunit pas de certaines dérives qu’il faut tenir à l’œil et dénoncer, afin que la pandémie ne serve de prétexte à pérenniser des mesures d’exception ou à légitimer des pratiques inacceptables sur le plan des droits humains.
La guerre des libertés
Le récent message de Nicolas Bedos, qui appelait à ne pas suivre les gestes barrières et à « arrêter tout, vivre à fond, tomber malades, aller au restaurant, engueuler les flicaillons, lâcher les directives gouvernementales » a provoqué des vagues de soutien ou au contraire d’indignation sur les réseaux sociaux et dans tous les médias. Il est révélateur de la conception que l’on se fait de la liberté individuelle. Porter un masque ou limiter ses contacts sociaux serait-il le symbole absolu de la soumission du peuple et du renoncement à nos libertés fondamentales ?
Pour Aurélien Barrau, à l’esprit critique pourtant aiguisé et peu suspect d’être un mouton-suiveur de la pensée dominante, « comment n’être pas triste de constater que le refus des gestes sanitaires de base – qui ne sont qu’un infime effort d’intelligence collective élémentaire – soit aujourd’hui revendiqué comme une telle résistance ? Il me semble que cette obstination à mettre en danger la vie d’autrui relève en réalité plutôt de la bouderie presque obscène d’un enfant gâté paranoïaque qui ne veut rien, jamais, sacrifier de son confort. Fût-ce au prix de la mise en danger délibérée de la vie d’autrui ».
Mais il n’y a pas que le coronavirus qui nous amène à questionner la notion de liberté individuelle. Dans le débat sur le changement climatique par exemple, « on peut très clairement voir que les libertés fondamentales (de penser, de vivre dans la dignité) sont menacées par ce qu’on pourrait appeler les ‘libertés fossiles’ (excès d’avion, de bagnole, de confort, de richesse). Dans cette guerre des libertés, on doit faire le choix de celles qui ont avoir avec les droits humains et la justice ; contre celles qui ont à voir avec un confort matériel totalement excessif, qui se font faussement passer pour des droits humains ».1
Dans ces deux cas (coronavirus et changement climatique), on constate que la position du curseur entre les libertés individuelles (refus des contraintes au nom d’un intérêt collectif) et le bien commun est loin de faire consensus…
1. « Les contraintes dont nous avons besoin doivent être choisies démocratiquement », interview de Guillaume Lohest dans la revue « Agir par la culture », 31–03–20
- Courrier hebdomadaire du CRISP n°2446, 2020
- Dans le cadre de la crise sanitaire, certains Etats membres du Conseil de l’Europe ont activé la possibilité de déroger aux obligations prévues par la CEDH (Arménie, Estonie, Géorgie, Lettonie, Moldavie, Roumanie). Courrier hebdomadaire du CRISP n°2446 page 37
- Urgence sanitaire et restriction des libertés publiques, Lucas Courtin, Ligue belge des droits humains, 27–04–20
- Philosophe et psychanalyste, interrogée dans Le Vif du 19–03–20
- Interrogé dans la revue Sciences et avenir
- Dans une interview réalisée par Le Vif du 27–08–20
- Démocratie n°6, juin 2020
- Interview d’Olivia Venet (présidente de la Ligue belge des droits humains) dans l’émission CQFD-RTBF le 13–03–20
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