LE PHÉNOMÈNE VISIOCONFÉRENCE ( Décembre 2021)
Françoise Caudron, Contrastes décembre 2021, p 14 à 16
Qu’on les appelle Zoom, Teams, Skype, les outils de visioconférence ont le vent en poupe depuis un an et demi. Le premier confinement nous a obligés à adapter nos manières de vivre et de travailler. Les réunions en ligne se sont multipliées dans les différents domaines de la vie.
Nombre d’entre nous ont organisé ou ont assisté à des apéros, des anniversaires, des réunions de famille, des entrainements sportifs, des cours et bien sûr des réunions de travail en ligne. Allant parfois jusqu’à l’overdose… et à l’augmentation de la fracture numérique.
Loin de faire l’unanimité, les outils de visioconférence ne sont pas à jeter pour autant.
Les avantages sont nombreux, tout comme les inconvénients. Personne ne niera l’utilité que ces applications ont eue lors des confinements successifs et des périodes de télétravail obligatoire de ces deux dernières années. Les réunions virtuelles ont été avant tout le moyen de garder le contact. Le retour progressif au bureau ne va pas pour autant mettre fin aux visioconférences. Ces outils vont sans aucun doute perdurer.
Mais c’est sûr, chacun vit ces moments de visio de manière différente. On les a souvent trouvés plutôt pratiques et ludiques au premier usage, mais certains ont vite déchanté…… Des « blancs » au milieu de réunions mettaient tout le monde mal à l’aise. La lassitude et la fatigue ont pris le pas sur le côté ludique de la découverte d’un nouvel outil. Certains ont développé un « burn-out numérique » ou une « zoom-fatigue », une impression d’épuisement face à l’accumulation de ces réunions virtuelles……
Sans oublier le fait que nombre de personnes ne disposent ni de l’équipement nécessaire, ni de la capacité de gérer ce genre d’outil numérique, ni des conditions de vie satisfaisantes pour télétravailler ou téléétudier.
Faire valoir ses droits et rechercher du travail à distance, la galère…
Pendant les confinements, le distanciel s’était imposé aussi pour les demandeurs d’emploi. Toute démarche passait par le téléphone, par mail ou par visioconférence. Or, nombre de demandeurs d’emploi n’ont jamais utilisé les outils numériques et n’ont pas toujours de quoi se payer une bonne connexion. Tous ne disposent pas d’une adresse mail. Comme le précise Cécilia Locmant (Lire et Ecrire) dans son interview, gérer une boîte mail est aussi problématique pour beaucoup de personnes.
Actiris et le Forem ont très vite tiré la sonnette d’alarme : les demandeurs d’emploi les plus précarisés décrochaient1. Quand plusieurs antennes d’Actiris ont pu rouvrir leurs portes, les employés ont vu défiler des personnes qui ne maîtrisaient pas bien le français ni le néerlandais.
Compléter une demande d’inscription au chômage en ligne, communiquer par mail ou organiser une visioconférence sans maîtriser suffisamment une des langues nationales est tout simplement impossible. Le présentiel permet de faire appel à un interprète et le gestuel aide à se comprendre. A ces difficultés linguistiques il fallait ajouter la fracture numérique.
Une employée d’Actiris témoignait de l’importance d’avoir un contact réel, d’être présent physiquement pour écouter les personnes, pour entendre leurs difficultés, pour qu’elles se sentent moins seules.
Le monde de l’entreprise en mode virtuel, pas pour tout le monde…
Si la plupart d’entre nous ont découvert les outils de visioconférence un peu forcés malgré nous par les confinements successifs, d’autres n’ont pas attendu une pandémie mondiale pour les utiliser. Le monde de l’entreprise évolue rapidement, l’organisation du travail aussi et beaucoup d’entreprises ont déjà mis en place un télétravail structurel pour leurs employés. Et qui dit télétravail dit généralement visioconférences régulières.
« Je fais partie d’une équipe globale depuis plus de 10 ans et les outils de collaborations tels que Webex, Skype ou Zoom font partie de mon quotidien depuis longtemps. J’y suis habitué, c’est un élément naturel et même central de ma fonction. » (cadre chez Dassault Systèmes Asie)
D’après une étude menée au niveau européen, environ un emploi sur trois peut être fait en télétravail avec cependant des disparités importantes entre les pays en fonction de leur structure économique. Les pays de l’Est comme la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie et la Slovaquie ont une économie qui repose fort sur l’agriculture ou l’industrie et ne pourront dès lors pas développer autant le télétravail que des pays à forte activité de service comme la Suède ou le Luxembourg2.
En fonction du secteur de travail et de la fonction exercée, le télétravail et les visioconférences sont possibles ou pas, tout simplement. Les travailleurs actifs dans les secteurs de la production, d’aide à la personne, des commerces… n’ont pas eu d’autre choix que de continuer à travailler avec, parfois, la peur de la contamination du virus, et sans moyen de protection au début de la pandémie.
Des relations modifiées qui mènent à une fatigue mentale
Au-delà des réflexions à mener dans les différents domaines d’application des outils de visioconférence, de manière générale, une discussion vidéo demande très certainement plus de concentration qu’un échange en présence de notre interlocuteur. D’après Olivier Duris, psychologue clinicien, la visioconférence change notre relation aux autres. Quand nous interagissons avec d’autres personnes, nous créons inconsciemment une simulation mentale de notre propre corps, une sorte de code corporel. Cette simulation mentale est complètement perturbée par l’outil de visioconférence. Notre cerveau n’a plus accès à des dizaines de paramètres sur lesquels il peut se baser lors d’une rencontre réelle.
Nous sommes en quelque sorte privés des signes non verbaux qui nous aident d’habitude à percevoir la disposition mentale de notre interlocuteur.
Le fait de se voir soi même à l’écran est également un facteur qui peut ajouter de la fatigue mentale. On a l’impression d’être comme sur une scène, à devoir tenir un rôle. Cela met une pression sociale différente d’un moment de rencontre en vrai. Notre cerveau doit se mettre en double tâche, en se concentrant en même temps sur nous et sur notre interlocuteur.
Tous ces éléments participent au phénomène de cette « zoom-fatigue ».
Entrer dans l’intimité des gens malgré nous
Participer à des réunions à distance, c’est aussi entrer dans l’intimité des gens malgré nous, pénétrer dans les lieux de vie de nos étudiants, de nos collègues.
Etre dans une position de voyeur sans l’avoir décidé. Découvrir le cadre de vie de certains, parfois très restreint. Observer que le seul espace de travail avec un minimum de calme disponible, c’est le lit. Entendre un bébé pleurer dans la pièce à côté et rappeler à la maman qu’il est plus important de s’occuper de son bébé que d’assister au cours. Entendre les commentaires désobligeants d’un compagnon sur la réunion en cours. Voir des collègues s’effondrer en larmes sans la possibilité de les réconforter. Se sentir très mal à l’aise. Avoir l’impression d’être voyeur.
Les visioconférences perturbent nos habitudes de travail, brouillent les cadres de la réunion classique, et transforment malgré nous nos relations humaines.
Le monde de l’enseignement ou les inégalités renforcées
L’apprentissage, que ce soit dans le milieu scolaire ou dans les centres d’insertion socioprofessionnelle (CISP) a été très fortement impacté par les confinements successifs. Les élèves, tout comme les professeurs, ont été renvoyés dans leurs foyers et ont été directement confrontés à la fracture numérique. Une formatrice en Centre d’insertion socioprofessionnelle (CISP) témoignait : « Un stagiaire sur deux ne possédait pas d’ordinateur. Garder le contact via un smartphone ou par mail s’avérait parfois tout aussi compliqué. Par ailleurs, selon le baromètre de l’inclusion numérique, moins l’on dispose de revenus et moins l’on est diplômé, plus le smartphone est le moyen unique de se connecter à internet ». Or le support utilisé pour une connexion va limiter l’usage que l’on peut en faire. Suivre des cours en ligne ou participer à une visioconférence via un smartphone est beaucoup moins confortable et moins évident que via un écran d’ordinateur. Même si des appels à projet ont vite été proposés pour permettre aux écoles ou aux CISP d’équiper leurs apprenants, cela ne résolvait pas la question de la maîtrise de ces outils.
Aux difficultés d’équipement et de maîtrise des outils, se sont aussi ajoutées les difficultés sociales aggravées par les confinements : solitude, manque d’espace calme pour suivre les cours, violence intrafamiliale…
Par ailleurs, organiser des cours en distanciel ne permet pas l’acquisition des savoir-faire et de la pratique indispensable dans de nombreuses formations. Le distanciel empêche aussi l’interactivité et le côté dynamique où chacun peut apprendre des autres. C’est le sens même de la formation qui est remis en question.
Ce qui explique en partie le nombre important de décrochages.
Pour Fred Mawet, la secrétaire générale de L’ASBL ChanGements pour l’égalité (CGé), la
crise sanitaire a renforcé et rendu plus visibles les inégalités scolaires, ce qui a contribué à accentuer encore un peu plus le décrochage scolaire. Les réponses que l’école a pu mettre en place pendant les confinements ont été très disparates d’une école à l’autre.
Une professeure du secondaire témoigne :
Le plus gros problème avec un enseignement à distance via des outils numériques est le manque d’interactivité ! Quand je donne cours de math, j’ai toujours besoin d’un support. Pendant les confinements, soit j’étais seule en classe et j’utilisais le tableau interactif qui apparaissait sur les écrans des élèves, soit je partageais mon écran d’ordinateur avec mes étudiants. A aucun moment je ne savais regarder les élèves. Il est impossible d’avoir de l’interactivité ainsi.
Une chose est sûre. On a fait un pas de plus vers le numérique. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose, je ne sais pas.
Tout est dit dans ce témoignage. Enseigner, ce n’est pas que transmettre un savoir ou donner des conférences. Enseigner, c’est bien plus que cela. Aujourd’hui, les cours ont repris en présentiel. Les constats sont là : malgré la continuité des cours assurée grâce à des outils numériques, la matière n’a pas pu être vue complètement et les lacunes s’accumulent. Les retards se reportent sur les années suivantes.
Remettre les visioconférences à leur juste place
En résumé, la visioconférence n’est sans doute pas à diaboliser mais est loin d’être la panacée. Son usage nécessiterait d’être évalué partout où il se développe.
La visioconférence est et doit rester un outil au service du travail, de l’apprentissage, des citoyens. Un outil qui s’utilise à bon escient, au bon moment, pour les bonnes raisons, un outil qui s’évalue. Un outil, rien de plus. Un outil qui ne doit pas nous faire oublier l’essentiel : il doit être au service de tou·te·s et ne peut provoquer l’exclusion de personne. Sa généralisation dans de nombreux secteurs ne peut être envisagée pour de nombreuses raisons dont les plus prégnantes sont la fracture numérique qui continuera de persister (malgré toutes les formations qui pourraient être mises en oeuvre et étant donné l’évolution ultrarapide de la technologie et son coût pour les ménages), la perte de sens engendrée et la perturbation de nos relations humaines et sociales.
Et à celles et ceux qui souhaiteraient mettre en avant l’argument écologique (les visioconférences permettent de limiter les déplacements), nous suggérons de lire en détail l’analyse de Guillaume Pitron, L’enfer numérique, Voyage au bout d’un like qui nous montre que la dématérialisation permise par le recours aux technologies virtuelles ne possède pas autant de vertus écologiques qu’on serait tenté de lui prêter. « Avec les milliards de serveurs, antennes, routeurs et bornes wi-fi actuellement en fonctionnement, les technologies « dématérialisées » ne sont pas seulement consommatrices de matières ; elles sont en voie de constituer l’une des plus vastes entreprises de matérialisation jamais engagées. »
Pour toutes ces raisons, l’usage de la visioconférence doit être raisonné, raisonné dans son double sens, c’est-à-dire utilisé avec parcimonie et utilisé avec sens. En aucun cas il ne doit remplacer les autres outils de communication, les rendez-vous en face à face, les réunions en présentiel, les cours en classe, mais aussi le téléphone, les mails, les documents partagés.
On veut du téléphone !
Selon un sondage réalisé en mars 2021 par Qapa, une plateforme française de recrutement par intérim, auprès de 4,5 millions de candidats et de 135.000 professionnels, la visioconférence n’est pas plus efficace que le téléphone (pour 75% des personnes interrogées).
Les visios ? Je n’aime pas du tout.… Je préfère faire des réunions par téléphone. (employé Onem)
1. Bruxelles : les chercheurs d’emploi les plus précarisés décrochent, Le Soir, Véronique Lamquin, 04/02/2021
2. European datalab : Télétravail : oui, mais pour combien d’emplois et pour quels secteurs ? David Marguerit, 04/05/2020
–
–