L’éducation permanente implique-t-elle des actions radicales ? Quelques réflexions sur l’activisme. (octobre 2017)
Auteur : Guillaume Lohest, octobre 2017
Faut-il s’impliquer davantage dans des actions directes ? À quelles conditions ces actions peuvent-elles déboucher sur la création de droits nouveaux ? Qui doit agir ? Qui veut agir ? Et qu’est-ce que ça signifie, au fond, agir ? Y a-t-il une seule bonne manière de faire ? Ces questionnements sont ici alimentés par l’expérience d’Amaury Ghijselinckx, de Sébastien Kennes, de Raymond Coumont et de Christine Mahy, qui ont tous été invités à la session résidentielle des permanents du mouvement, les 1er et 2 juin 2017.
Toutes les associations, organisations et communautés, tous les mouvements, groupes ou individus qui se donnent pour objectif de transformer la société se (re)posent épisodiquement la question : comment ? Dans certaines situations, l’une ou l’autre stratégie peut sembler évidente. Si l’on est écouté et entendu par le monde politique, la voie de la concertation est envisageable. À l’extrême opposé, sous une dictature, un mouvement social n’a d’autre voie que l’action radicale, en opposition frontale et totale avec le pouvoir. Entre ces deux situations, dans toutes les variantes de démocraties plus ou moins inachevées, le choix des stratégies de transformation de la société peut être moins déterminé, plus fluctuant, plus nuancé.
Une petite typologie de l’agir
Amaury Ghijselinckx (Greenpeace) et Sébastien Kennes (Rencontre des Continents) ont puisé dans leurs expériences militantes pour construire une conférence gesticulée autour de ces questionnements. Intitulée « Radical !? », cette conférence propose d’abord, justement, de comprendre les racines du militantisme : on s’engage toujours à partir d’une histoire, à partir d’un vécu propre.
Dans un second temps, elle explore les diverses manières d’agir et dresse, notamment, une typologie de l’action très éclairante. On peut ainsi agir CONTRE le pouvoir en place, c’est-à-dire mener des actions d’opposition : c’est l’activisme. On peut aussi choisir de s’engager À CÔTÉ : ce sont les alternatives. Enfin, il est aussi possible d’agir AVEC le pouvoir, d’essayer de le convaincre de l’intérieur : c’est la stratégie du plaidoyer, de la concertation. Ajoutons à ces trois types d’action ce qui relève de la pédagogie, de la sensibilisation des citoyens. Nous pourrions appeler cette quatrième catégorie celle de l’AMONT, qui prépare ou accompagne les trois autres.
Côté associatif : s’imposer dans les médias
Le syndicalisme se situe principalement au carrefour de deux options opposées : le CONTRE et le AVEC. Des conquêtes sociales majeures ont été obtenues par l’action-phare que constitue la grève générale. D’autres sont issues de concertations avec les représentants patronaux et le gouvernement, de même que la majorité de l’action syndicale de terrain se joue dans le dialogue et l’interaction (mais toujours avec la possibilité de recourir à l’action radicale, ce qui ne compte pas pour rien dans le rapport de force). Les syndicats sont ainsi en permanence entre deux chaises. C’est bien un « corps intermédiaire », situé entre les individus et l’État. Il est donc logique qu’ils oscillent entre les deux pôles opposés que constituent l’activisme (surtout issu des élans de leurs bases) et la concertation (nécessaire avec leurs interlocuteurs patronaux et gouvernementaux). C’est une dialectique.
Raymond Coumont, ancien permanent syndical à Nivelles et ancien secrétaire général de la CNE, a été autrefois le fer de lance de nombreuses actions radicales et d’expériences d’autogestion, parfois en rupture avec sa hiérarchie d’alors. L’une de ces actions, emblématique entre toutes, a été l’aventure du « Balai libéré », société coopérative constituée en 1975 à partir d’un « licenciement de patron » par les ouvrières de la société de nettoyage ANIC à Ottignies-Louvain-la-Neuve. Immobiliser des trains, se mettre en grève de la faim, constituer des trésors de guerre en confisquant des stocks de cassettes VHS pour autofinancer un 13e mois, ou encore investir l’imprimerie Havaux à Nivelles pour empêcher l’envoi de 50.000 exemplaires du Parisien Libéré, en solidarité avec les employés français en grève…
Tel était le genre d’actions dans lesquelles s’impliquait Raymond Coumont. Résolument activiste. Mais pour autant, l’ancien permanent syndical ne considère pas qu’il faut plaquer les recettes d’hier sur la situation d’aujourd’hui. Il confie qu’il lui est excessivement compliqué de se positionner sur les stratégies à adopter à présent. Le contexte a changé. Le choc pétrolier, la mondialisation, la victoire culturelle du néolibéralisme et de l’individualisme sont passés par là. « Autrefois nous étions dans un syndicalisme de combat et d’innovation sociale. En Brabant wallon par exemple, tout était à faire. Aujourd’hui nous sommes dans un syndicalisme de défense. Les mentalités sont différentes aussi. On « calcule » beaucoup plus le degré de solidarité qu’on peut apporter aux autres… » Malgré cela, il réaffirme un principe d’action toujours pertinent : « Pour développer la justice, l’illégalité peut être nécessaire ».
Côté associatif : s’imposer dans les médias
L’action « sac de couchage » organisée par le Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté (RWLP) a consisté à entraver fortement le passage des participants à un colloque officiel au Brussels meeting Center à l’occasion des 40 ans des CPAS. « Elle a été conçue, explique Christine Mahy, pour court-circuiter le ronron médiatique mi-figue mi-raisin qui était pressenti dans les discours publics. Le RWLP avait décidé de ne plus remettre les pieds dans ce genre d’espace de réflexion officiel qui ne débouche sur rien. L’idée était donc de polluer le ronron officiel pour que les médias reflètent la réalité des injustices vécues ».
Si le RWLP assumait là une action « contre » le monde politique, il ne se réduit pas à cette position. « Nous travaillons à la fois dans le « dedans », avec les politiques, dans le cadre institutionnel et dans le « dehors », sans les politiques, parfois contre eux. La particularité du RWLP est de chercher à mettre en place des « circuits courts » entre les militants et les ministres concernés ».
À côté de l’objectif de coup d’éclat médiatique, c’est-à-dire de parvenir à braquer les caméras sur le réel et les injustices vécues, Christine Mahy pointe trois autres dimensions à garder à l’esprit si l’on organise ce genre d’actions. Primo, la densité de signification du geste posé : « En pratique, un parterre de gens dans des sacs de couchage, ça prend de la place, ce sont des corps à enjamber, symboliquement et physiquement, c’est assez fort. » Deuxio, un objectif de participation et de coalition : « quand les gens sont réunis grâce à une dynamique atypique, qu’ils se lèvent à 4h30 du matin pour partir ensemble en bus à Bruxelles, ils se sentent participer à quelque chose de fort, de différent. C’est une aventure. Ils en reviennent beaucoup plus musclés en tant que militants, ils en emballent d’autres pour la prochaine action. »
Faire de l’activisme professionnel n’aurait aucune légitimité, car cela signifierait qu’on quitte le terrain de l’éducation populaire en imposant des stratégies et des solutions. Et donc, tertio, Christine Mahy ajoute qu’il s’agit de « regarder nos actions à travers le regard de la masse qu’on veut faire bouger, l’énorme ventre mou de la population qu’il faut toucher, rencontrer et non braquer ! Il faut absolument éviter que l’action directe ne devienne une méthode plaisante du moment, qui ne servirait qu’à renforcer les convictions des militants ou des professionnels. »
Avoir conscience de ses spécificités
Ces exemples d’actions directes ramènent inévitablement, au centre de la réflexion, l’interrogation posée en début d’article : en quoi cela transforme-t-il la société ? Surtout, cela nous interpelle en tant que mouvement d’éducation populaire : et nous, quelle part prenons-nous à cette transformation ? Devrions-nous faire davantage d’activisme ?
Un premier constat s’impose à cet égard. Si l’on reprend la typologie énoncée plus haut, il est évident que Les Équipes Populaires sont actives dans les quatre catégories (plaidoyer, activisme, alternatives et sensibilisation) mais à des degrés divers : une forte dominante en plaidoyer et en sensibilisation, une présence du côté des alternatives et quelques marques ponctuelles d’activisme.
Le contexte politique, en particulier depuis 2014 avec l’arrivée du MR et de la N-VA au gouvernement fédéral, mais plus généralement depuis l’avènement des politiques d’austérité dans l’UE, semble de moins en moins favorable à la concertation et au plaidoyer. Le monde politique écoute de moins en moins les corps intermédiaires et la société civile. Cela ne risque d’ailleurs pas de s’arranger avec la montée du MR au niveau régional.
Cette situation pourrait exiger un positionnement et des stratégies plus radicales de la part des mouvements sociaux. En ce qui concerne les Équipes Populaires, cette possibilité existe, elle a toujours existé mais nous constatons aussi que l’ADN de notre mouvement n’est pas l’action directe. Le fil rouge qui guide notre action est l’éducation populaire. Celle-ci ne se limite pas à la sensibilisation et à l’analyse critique, évidemment. Elle peut aller, elle doit aller jusqu’à l’action collective de transformation de la société.
Toutefois, ce qui fait notre spécificité semble se situer plutôt du côté de l’objectif de « faire groupe », de construire des trajectoires collectives à partir de libérations de paroles individuelles. L’activisme peut y trouver place, pour autant qu’il émerge dans ces trajectoires communes et ne soit pas imposé par le haut.
Il serait par ailleurs pertinent de mieux visualiser, voire d’établir plus clairement les liens de complémentarité qui peuvent unir entre eux les acteurs qui souhaitent transformer la société. Nos groupes ne peuvent-ils pas rejoindre et renforcer des actions directes initiées par d’autres sur des enjeux communs ? Inversement, des groupes ne peuvent-ils pas aussi émerger au départ d’actions militantes ? Il serait absurde que chacun cherche à faire « un peu de tout » de son côté. Les spécificités des organisations peuvent se travailler en réseau.
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