INTERVIEW – Les droits fondamentaux n’ont plus la cote (La Fourmilière mars-avril 2019)
Autrice Claudia Benedetto, La Fourmilière mars-avril 2019, p.11–13
Propos recueillis lors du débat Contrastes qui a eu lieu le 28 février dernier à l’UNamur
Y a-t-il encore une justice ? Quelles sont les mesures qui en compliquent l’accès ? Quel mouvement faudrait-il impulser ? Et au niveau international, pose-t-on les mêmes constats ? La Déclaration universelle des droits humains veut-elle encore dire quelque chose aujourd’hui ? Pour cette édition des conférences de Contrastes, nous avons eu le plaisir de recevoir Manuela Cadelli et Françoise Tulkens, deux femmes qui conjuguent un franc-parler et un regard social, politique et critique sur le fonctionnement de la justice.
Contrastes : Face aux difficultés budgétaires de la Justice, peut-on dire qu’il y a encore une justice ?
Manuela Cadelli : Ce n’est pas qu’il n’y a plus de justice, c’est que la qualité, l’efficacité, l’accès et l’indépendance de la justice sont considérablement obérés et menacés. L’ensemble des dépenses publiques (fédérales, régionales et communautaires) en Belgique sont de l’ordre de 225 milliards d’euros. Et le budget consenti à la justice était en 2016 d’environ 1,8 milliard d’euros. De ce montant, il faut déduire le budget des prisons, pour obtenir le budget des cours, tribunaux et parquets qui lui représente la somme de 931 millions d’euros (2016).
La Commission européenne pour l’efficacité de la justice avait rendu un rapport en 2016 (sur base de l’année 2014), et son constat était que la moyenne des dépenses européennes en proportion du PIB était de 2,2%. La Belgique se positionnait à 0,7 %. On est vraiment les mauvais élèves alors que l’Ukraine, la Russie sont bien au-dessus !
Un autre chiffre intéressant sur Qui a accès à la justice ? L’aide légale est totale si vous êtes dans le besoin, à condition que votre revenu soit de 1100 euros maximum pour un isolé et 1290 euros pour un ménage. Les gens qui gagnent davantage n’y ont pas accès. Ce qui veut dire que toute une partie de la population, la classe moyenne inférieure, ne va plus en justice. De plus, le taux de TVA de 21 % sur les frais de justice est au même taux que les articles de luxe ! Tout cela peut décourager !
Ce gouvernement ne respecte pas la loi qui prévoit le nombre de magistrats par palais et ce de manière décomplexée. Le ministre de la justice Koen Geens avait dit clairement dans son Plan Justice en mars 2015 qu’il souhaitait réduire l’imput, c’est-à-dire le nombre de personnes qui ont accès à la justice. En 2010, les dossiers entrants dans les tribunaux de première instance sont d’environ 274.110. En 2016, ils sont d’environ 237.306. Donc un peu moins de 40.000 dossiers. Et ceux qui sont entrés dans les tribunaux correctionnels, c’est-à dire les dossiers poursuivis par le parquet, sont de 93.426 en 2010 et 74.386 en 2016. Donc 20.000 dossiers en moins. C’est énorme en 5 ans !
Ce manque de personnel est de plus en plus problématique. Dans l’ensemble des tribunaux, on en est en 2018 à seulement 83 % d’occupation ! Les substituts n’ont pas les moyens humains de poursuivre toutes les infractions. On classe des dossiers parce qu’on n’a pas le budget. On ne sait pas payer les experts ! Autre exemple lié à ce manque de budget : les systèmes informatiques des commissariats de police ne sont pas compatibles avec ceux des palais, les fichiers reçus par la police doivent être imprimés.
La procédure aussi est touchée : on supprime des recours où on les conditionne à un tel point que les gens y renoncent.
Que faire face à ces constats inquiétants ?
Manuela Cadelli : Il faut se réapproprier nos communs : on le voit en matière environnementale et ça doit l’être aussi pour la justice. La justice est un commun. Comme la santé ou la culture, c’est l’affaire de chacun et de tous à la fois, on doit tous s’en saisir pour préserver nos démocraties. La fiscalité l’est également ; sans elle, il n’y a pas de service public accessible à tous.
Le ministre de la Justice nous dit : « C’est l’austérité, c’est l’Europe. On ne sait rien faire ». Fin 2017, le budget de la justice, c’est environ 819 millions d’euros pour les cours, tribunaux et parquets. Et le gouvernement belge accorde au secteur bancaire, y compris les holdings (sociétés qui créent d’autres sociétés pour faire de l’optimisation fiscale), un cadeau fiscal annuel de 942 millions. L’austérité est un choix politique à géométrie variable. Réapproprions-nous la question de la fiscalité et revendiquons-la !
Et au niveau européen, la justice est-elle également en mauvaise santé ?
Françoise Tulkens : Au sein de la Convention européenne des droits de l’homme, la question de la justice est centrale. Elle est consacrée par l’article 6 qui prévoit le droit à un procès équitable. L’exercice de la justice est le fondement d’un Etat démocratique.
La justice est aussi la composante de l’Etat de droit. Aujourd’hui, tout le monde en parle, ça devient un concept fourre-tout. Certains politiciens comme Bart De Wever ont le culot de dire que l’Etat de droit est une arquebuse juridique. Entendre ça en 2018, c’est vraiment le comble ! L’Etat de droit, c’est le droit au droit qui est fondé sur les droits humains, c’est le droit au juge. Dire qu’aujourd’hui, on n’en a plus besoin, c’est sonner la fin de la démocratie. C’est par ce type de petites phrases qui font mouche que la démocratie meurt. Elles détricotent tout ce qui assure le respect de nos libertés. Aujourd’hui, ce n’est plus acquis. Il faut se battre. La démocratie risque de disparaitre. Je ne veux pas être alarmiste mais j’entends dans toute une série d’endroits la critique des droits humains qui est très forte : « Mais nous n’en voulons plus ! Qu’est-ce que c’est que ces cours avec des juges qui viennent de l’étranger. Et des femmes en plus ! ».
On doit continuer à affirmer que les êtres humains naissent libres et égaux en droits, c’est ça qu’on doit reconnaitre ! Je me rends compte qu’aujourd’hui, ces fondamentaux qui ont constitué des forces, des aspirations ont moins la cote. Il nous faut une justice efficiente qui est, selon le mémorandum d’avocats.be1 « une garantie de l’ordre social, politique et économique ».
Le droit à un procès équitable est fondamental, c’est-à-dire que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue et tranchée par un tiers indépendant et impartial. C’est ça l’accès à la justice pour tous. Ça ne sert à rien d’avoir tous les autres droits si on ne peut pas aller en justice pour les faire valoir !
La rapporteuse spéciale des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits humains révèle que le manque d’accès à la justice est une des principales raisons pour lesquelles les personnes basculent et demeurent dans l’extrême pauvreté. Elle affirme que : « L’accès effectif à la justice est un instrument essentiel pour lutter contre la pauvreté. Sans accès égal à la justice, les personnes qui vivent dans la pauvreté ne sont pas en mesure de faire valoir leurs droits ou de dénoncer des crimes, des abus, des violations qui seraient commis à leur encontre et elles se trouvent enfermées dans une sorte de cercle vicieux d’impunité, de privation et d’exclusion. » Et elle ajoute : « Par rapport aux femmes, la question est encore plus cruciale ».
Et le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe rappelle qu’il est urgent de donner un nouvel élan au modèle social européen fondé sur la justice pour tous.
En temps de crise, l’accès à la justice est mis à rude épreuve. Les Etats, les individus ont tendance à se replier sur eux-mêmes et à adopter des positions défensives. Et les droits fondamentaux : l’égalité, la non-discrimination, l’accès à la justice, la liberté de penser… risquent de perdre du terrain. Les hommes et les femmes ne sont pas à égalité face à la crise. Pendant ces périodes d’austérité, les femmes sont particulièrement touchées.
Je déteste l’austérité ! Je trouve que c’est la négation même de ce qui va pouvoir créer un investissement dans une société. Mais elle ne frappe pas tout le monde de la même manière, pour certains, elle peut être un avantage. Mais elle ne peut plus continuer
à peser sur ceux qui sont les plus vulnérables et qui ont le plus besoin de l’accès à la justice.
Dans toute une série d’enceintes internationales, on rappelle que les Etats ne peuvent pas sacrifier les droits humains au nom de la politique d’austérité ! Et il ne suffit pas d’affirmer un soutien, il faut que les Etats rendent des comptes.
L’article 6 (cf. plus haut) précise que la justice doit être rendue dans un délai raisonnable. Quand on dit qu’il n’y a pas d’arrêt à la cours d’appel avant 5 ans, ce n’est plus tenable. Il faut s’interroger sur la raison : réfléchir sur la gestion des tribunaux. ! Et il faut manifester bien sûr !
De gauche à droite :
• Françoise TULKENS, ancienne juge et ancienne vice-présidente à la Cour européenne des droits de l’homme.
• Animatrice : France BLANMAILLAND, avocate et directrice de publication de la revue Politique.
• Manuela CADELLI, juge, présidente de l’association syndicale des magistrats (ASM).
On parle souvent de l’exécutif qui grappille du terrain au pouvoir judiciaire. L’avez-vous observé ?
Françoise Tulkens : L’indépendance des juges par rapport à tous les pouvoirs (l’exécutif, le législatif, les médias) est indispensable. En Europe et un peu aussi chez nous, ça commence à se détricoter. Certains ministres par exemple, décident de ne pas exécuter telle décision du Conseil du contentieux des étrangers. Ou quand certains politiciens disent publiquement que c’est stupide de défendre telle personne. Ce sont des pressions, c’est une atteinte à l’indépendance des juges.
Il y a également un travail à faire en interne sur l’encadrement des juges, leur rappeler les valeurs du pouvoir judiciaire : indépendance, impartialité, intégrité, réserve, discrétion, respect et capacité d’écoute, égalité de traitement. Et les qualités requises comme représentant de la justice : sagesse, loyauté, humanité, courage, sérieux, prudence, communication, ouverture d’esprit.
Quel est votre regard critique sur la magistrature ? Des réformes doivent-elles se mener ?
Manuela Cadelli : Il y a trois éléments à souligner. Premièrement, on est dans un contexte populiste ; quand les juges jouent leur rôle de contre-pouvoir et contrarient les gouvernants élus, on les taxe d’ennemis… Par exemple, le Conseil constitutionnel français a déclaré inconstitutionnel le délit de solidarité en invoquant le principe de fraternité. La semaine suivante, l’éditorialiste du Figaro Magazine a titré « Les juges contre les peuples ». Aujourd’hui, les démocrates sont suspectés d’être les adversaires de la sécurité.
Deuxièmement, la menace de la robotisation est également à prendre en compte : on pourrait se dire : « les juges ça coûte cher, ils ont tendance à ne pas comprendre la situation des gens… Les robots seront vraiment neutres, ils seront plus efficaces ». Les juges sont des humanistes, à l’écoute, patients, créatifs, …ayez confiance ! C’est un vrai débat quand on voit ce qui se passe déjà dans d’autres pays.
Enfin, l’indépendance est mise à mal dans un contexte d’austérité. Et je ne suis pas la seule à le dire : Jean de Codt, premier Président à la Cour de cassation le dit aussi.
Ces trois éléments sont un véritable défi pour notre profession. Une remise en question est indispensable. Il y a évidemment une réforme à faire du côté de la formation : chaque magistrat doit être un constitutionnaliste averti des questions européennes, super-équipé en matière de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et il doit être un sociologue. Chaque magistrat doit être connecté au réel. Il faut qu’on se remette en question dans notre accueil du justiciable !
L’accès à la justice ne doit-il être envisagé que comme l’accès à un procès équitable ? Ne faut-il pas se tourner vers des solutions alternatives ?
Françoise Tulkens: Je suis favorable à tout ce qui permet d’éviter que le conflit soit judiciarisé. Mais quelques fois, il faudra trancher. Les alternatives (médiation…) doivent être utilisées parce qu’il est vrai que beaucoup de conflits peuvent être résolus par la voie du dialogue. Par exemple, pour l’accouchement sous X : si l’enfant veut connaitre ses origines, comment trancher ? On s’est orienté vers une voie alternative pour assurer la concordance des intérêts. Quelques fois des mères qui ont accouché sous X sou-
haitent voir leurs enfants plus tard.
Manuela Cadelli : La médiation, ce peut être la pire et la meilleure des choses (cf. ci-dessus). C’est la pire des choses parce que ça vient bien à point quand on a désossé un service public, on vous dit « responsabilisez-vous, payez un médiateur et prenez sur vous de vous concilier ». On réinstaure un rapport de force. C’est assez rare d’avoir une médiation qui concerne des personnes d’égale puissance. Beaucoup de féministes refusent d’ailleurs la médiation dans le divorce car c’est réintroduire un rapport de force.
Et puis la médiation, c’est très coûteux en temps, en disponibilité, en écoute… Rappelons qu’elle est secrète, elle évince la jurisprudence, c’est-à-dire les décisions de justice qui peuvent resservir pour défendre ultérieurement d’autres dossiers.
Chiffres issus du Mémorandum 2019 d’avocats.be sur base de l’année 2016 (l’Ordre des barreaux francophones et germanophone de Belgique)