Les droits humains à deux vitesses (Septembre-Octobre 2020)
Auteur Paul Blanjean, Contrastes Septembre-Octobre 2020, p.17–19
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Les droits humains sont-ils solubles dans la pauvreté ? En d’autres termes, est-on exclus de leur application quand on vit en situation de pauvreté ou de précarité ? Même si elles disposent sur papier des mêmes droits, les personnes qui vivent des situations d’exclusion et des fractures multiples ne peuvent pas les traduire dans la réalité de leur vie.
L’exclusion sociale présente de multiples facettes qui se renforcent l’une l’autre. Disposer de peu de moyens financiers, c’est aussi devoir se contenter d’un logement bon marché qui est sans doute mal isolé et peut-être à la limite de l’insalubrité. C’est aussi la difficulté de disposer d’une alimentation quotidienne équilibrée. C’est très souvent reculer, voire annuler des soins pourtant indispensables comme les visites auprès d’un dentiste. Cela se traduit aussi par l’impossibilité de pouvoir participer
à des activités culturelles qui permettraient d’accéder à une vie sociale dans son quartier, sa commune…
Tous ces exemples et bien d’autres sont les preuves que les droits humains ne riment pas avec pauvreté. Les personnes qui partagent ces situations d’exclusion, même si elles disposent sur papier des mêmes droits, ne peuvent pas les traduire dans la réalité de leurs vies.
Un délit de pauvreté ?
Si le terme de « pauvres » évoque dans la tête de certains les personnes qui « font la manche » en rue, c’est une vision réductrice de la situation. On ne compte pas moins de 87 millions de pauvres sur le territoire européen. En Belgique, les inégalités de revenus se creusent et en 2019 on dénombrait 56 000 personnes de plus qu’en 2009, toutes les catégories d’âge étant touchées par ce phénomène.1
Une société qui se méfie des pauvres, les stigmatise et les contrôle, ce n’est pas nouveau… A travers des écrits et témoignages, Jean Neuville2 démontrait comment l’ouvrier du XIXe siècle, exploité et sous-payé était présenté comme dangereux. Si la condition ouvrière, grâce aux luttes syndicales, s’est améliorée dans les pays de la « vieille Europe », malgré les importants reculs sociaux enregistrés ces 50 dernières années, la mentalité du « pauvre suspect » n’a pas disparu. Alors que les mécanismes de contrôle et de répartition de la richesse restent frileux, ceux à l’encontre des pauvres se sont multipliés, sous des formes variées, durant les dernières décennies. Les mécanismes dits d’activation participent à ce processus. Les chômeurs ont été particulièrement ciblés, depuis le milieu des années 70, à la fois par des restrictions budgétaires et par des mesures de contrôle accru. Alors que dans toute démocratie la charge de la preuve à l’encontre d’un accusé qui comparait au tribunal doit être apportée de façon concrète et tangible par le Ministère public, le scénario est différent si la personne est en chômage… En effet, un sans-emploi convoqué à l’ONEm parce que suspecté d’avoir enfreint la réglementation est dans l’obligation de prouver le contraire sous peine d’être sanctionné.
Nous avons évoqué la suspicion à l’encontre des ouvriers au XIXe siècle et la persistance de cette attitude à l’encontre des pauvres aujourd’hui. Parmi les illustrations récentes, tristement célèbres, on peut noter les dérapages verbaux de plusieurs responsables politiques français parlant de « fainéants » ou encore du « cancer de l’assistanat ». En utilisant le néologisme « assistanat » plutôt qu’assistance, Laurent Wauquiez qui briguait la présidence des Républicains remettait en cause la légitimité des politiques sociales, notait Anne Chemin.3 Les dérapages verbaux répétés favorisent les sentiments anti-pauvres, la « Pauvrophobie »4. Les pauvres sont présentés souvent par des responsables politiques, des leaders d’opinion ou des journalistes comme des assistés qui profitent du système. Il y a, en conséquence, peu de voix qui s’élèvent quand, au lieu de s’attaquer à la pauvreté, ce sont les pauvres qui sont dans le viseur.
En 2017, le gouvernement Michel était fier d’annoncer qu’il avait récupéré 266 millions d’euros dans la lutte contre la fraude sociale. Dans les faits, une bonne partie de cette somme provenait de pratiques d’employeurs dans des secteurs comme le transport ou la construction. Mais le flou et la terminologie laissait planer un doute et ciblait, en conséquence, les allocataires sociaux. Durant la même période, l’estimation du cumul de la fraude et de l’évasion fiscale dépassait les 200 milliards, c’est-à-dire plus de 750 fois plus avec une diminution du personnel du Service Public Finances chargé de la traquer.
Il y a une conditionnalisation des droits sociaux ainsi qu’une contractualisation de ceux-ci avec une mise en place de plus en plus importante d’outils de contrôle. Les travailleurs sociaux ont, plus d’une fois, exprimé leur malaise de « jouer au contrôleur ». Ces mesures sont généralement présentées comme des outils permettant de sortir la population concernée de la pauvreté. Il n’en est rien. Ils sont, de plus, pensés en fonction d’une approche idéologique culpabilisatrice et répressive. Les droits sociaux constituent un volet important des droits humains et pourtant de nombreuses personnes en sont exclues par des décisions réglementaires alors que d’autres n’y font pas appel.
Les droits sociaux constituent un volet important des droits humains et pourtant de nombreuses personnes en sont exclues par des décisions administratives et réglementaires ou n’y font pas appel.
Ce non-recours au droit s’explique de plusieurs manières. Parfois la personne ignore ses droits et n’a pas dans son réseau des personnes qui peuvent l’informer. Pour d’autres, il y a une cicatrice encore bien présente d’une situation humiliante que l’on ne veut pas revivre. S’ajoute à cela la complexité des mesures et procédures, le découragement, l’exclusion…
Parmi les oubliés, les sans-papiers
Les exclus ne sont pas toujours visibles. Ils vivent parmi nous… mais pas comme nous. Le « pas comme nous » ne fait nullement ici allusion à des différences d’approches culturelles mais à des différences importantes engendrées par l’absence de droits.
Pour survivre, un sans-papiers doit être dans la débrouille permanente. Il cumule les différentes formes de précarité. Il ne lui est pas possible d’obtenir un logement social. Aucun emploi régulier ne lui est accessible. Il doit se contenter de petits boulots « au noir » sans disposer de la moindre possibilité de négocier ses conditions de travail ou de rémunération. Celle-ci est très souvent dérisoire. Les associations qui agissent avec les sans-papiers relèvent de nombreuses situations de salaires qui atteignent 5 ou 6€ de l’heure et parfois encore moins. L’absence d’un contrat de travail signifie aussi qu’en dehors de l’aide médicale urgente il n’y a aucune couverture sociale pour toutes ces personnes. Un accident de travail ou domestique se transforme en une véritable catastrophe. La crise du Covid a privé de travail de nombreux sans-papiers confrontés alors à l’absence totale de revenus entrainant des conséquences terribles comme la difficulté de se nourrir voire même de conserver son logement. Vivre sans papiers c’est aussi vivre sans droits.
Il peut aussi se retrouver en centre fermé quand le seul « délit » est d’être considéré comme « illégal sur le territoire ». Et les premiers propos du nouveau ministre de l’asile et de la migration ne sont pas faits pour nous rassurer.1 Comme le soulignent Juliette Arnould et Juliette Genicot, l’invisibilité et l’inaccessibilité de ces lieux empêchent leur nécessaire contrôle démocratique.2 Or, poursuivent les 2 auteures, « les centres fermés sont des lieux où se concentrent une violence institutionnelle et une violence physique. Les droits fondamentaux y sont singulièrement bafoués. » De plus, dans la pratique, l’Office des Etrangers décide souvent d’une détention3 dans un centre fermé sans essayer des mesures alternatives. La Ligue des Droits Humains relève que, dans ces situations, trois caractéristiques posent question : l’absence d’un contrôle automatique, le fait que quand ce contrôle est malgré tout effectué il porte exclusivement sur la légalité de la détention et non sur son opportunité et enfin le fait que le contrôle n’est pas suspensif de la mesure d’expulsion.
- « Il y aura des centres fermés supplémentaires » a déclaré le tout nouveau Secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration, Sammy Mahdi, au micro de VTM, le dimanche 4 octobre 2020
- Voir Juliette Arnould et Juliette Genicot : « Centres fermés, droits oubliés » in « Etat des Droits humains en Belgique » – Rapport 2019
- Le terme détention s’applique dans cette situation car il s’agit de situations d’enfermement dans des centres fermés au régime carcéral et non de centres ouverts.
Exclusions en cascade
Quelle que soit la raison de l’absence de recours à un droit, les conséquences sont les mêmes ; elles alimentent l’engrenage de l’exclusion. Et pour les nombreuses personnes qui ont recours à ces droits, cela ne signifie nullement qu’elles sortent de la pauvreté.
C’est comme un collier qui enfile non des perles mais des situations de précarité et de droits non effectifs. Ne pas disposer de moyens financiers met en cause l’effectivité de droits comme celui au logement, par exemple. Il faut se contenter d’espaces petits ou mal isolés ou à la limite de l’insalubrité.
Les droits culturels sont également réduits. A l’exception de quelques séances « Article 27 »5, ces publics ne vont pas au théâtre ou au cinéma. De même, le droit à une alimentation saine et équilibrée n’est pas garanti, les personnes devant souvent se contenter des produits les moins chers… Nous pourrions encore allonger la liste des situations d’exclusion des droits ou du moins de l’extrême difficulté à les rendre effectifs dans le quotidien.
Pour en sortir ?
Bien sûr, il n’y a pas de baguette magique qui permette de rendre effectifs tous les droits à l’ensemble de la population. Et si nous avons évoqué la situation en fonction des réalités belges et occidentales, elle est encore bien pire dans les pays dits « du sud », où la conjonction d’une extrême pauvreté et de l’absence de moyens publics est amplifiée trop souvent par le poids du remboursement de la dette et parfois par un régime autoritaire peu soucieux des droits du peuple.
C’est avec les personnes concernées et les associations qui travaillent avec elles au quotidien que des pistes doivent être imaginées pour briser cette spirale. Ce qui ne dédouane pas les autorités politiques de prolonger les solutions proposées par des mesures effectives.
Mais ce changement ne peut se produire que s’il y a, en plus, une rupture culturelle qui jette aux oubliettes les images tronquées et les préjugés. L’objectif final n’est pas seulement d’accroître les droits de celles et ceux qui en sont exclus mais de rendre la société plus égalitaire et plus solidaire rendant, en conséquence, effectif l’accès pour toutes et tous à l’ensemble des droits.
- Sources : RTBF, 29–11–2019
- Voir Jean Neuville : « La condition ouvrière au XIXe siècle – Tome 2 – L’ouvrier suspect », Editions Vie Ouvrière, Bruxelles, 268pp, 1980
- Voir Anne Chemin : « Le cancer de l’assistanat : origine d’un préjugé » in « Le Monde », 26–10–2017
- Voir Divers Auteurs : « Pauvrophobie », Editions Luc Pire, 400pp, 2018
- En référence à l’article 27 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Il s’agit d’une possibilité pour des acteurs culturels et sociaux d’offrir des places de spectacle à des publics précarisés.
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