Les experts, nos nouveaux héros (avril 2020)
Equipes populaires
Auteure Monique Van Dieren, Contrastes avril 2020, p.7–9
Il n’y a pas si longtemps, « Les Experts » étaient ces célèbres héros de la Police scientifique de Las Vegas ou de Miami qui parvenaient à résoudre toutes les énigmes grâce à des méthodes d’investigation encore peu connues il y a encore 15 ans. Les experts de ce printemps 2020 ne sont plus des personnages fictifs de série TV, mais des scientifiques que nous côtoyons tous les soirs à l’heure du JT. Qui aurait cru qu’ils prendraient une telle place dans notre quotidien ?
Dans la crise sanitaire que nous connaissons actuellement, la bonne réputation de nos experts belges s’est exportée à l’étranger, et pas seulement pour leurs compétences scientifiques. Le journal britannique Financial Time soulignait le 26 mars dernier que la bonne gestion de la crise sanitaire en Belgique, malgré un contexte politique difficile, était à attribuer notamment au rôle central pris par les experts, non seulement dans la gestion de la crise mais surtout dans la communication avec le public. Une stratégie qui a mis les experts dans un rôle de premier plan pour expliquer et justifier l’action du gouvernement auprès du public et pour le faire adhérer aux mesures décidées. Contrairement à ce qui s’est passé en France où ce sont les mandataires politiques (Macron en tête) qui se sont mis en avant, avec comme effet de recueillir nettement moins l’adhésion du public hostile à ce style guerrier bien français et d’entretenir des polémiques dont on se passe dans ces situations d’urgence sanitaire…
Le rôle des experts dans la société n’est donc pas si neutre qu’il n’en paraît. Si l’on prend un peu de recul, qui sont les experts, dont la connaissance se spécialise et se mondialise ? A quoi servent-ils ? Peut-on leur faire confiance, surtout lorsqu’ils servent des intérêts privés ?
Des êtres surdoués ?
Selon le Larousse, l’expert est une « personne qui a une parfaite connaissance d’une chose, due à une longue pratique. Qui est apte à juger quelque chose. Qui fait des expertises. » Cette définition vague et très large se confirme lorsque vous tapez le mot « expert » dans le moteur de recherche de votre ordinateur. Vous trouverez autant d’experts qu’il n’y a de professions : expert automobile, expert-comptable, expert judiciaire, géomètre-expert… Il y a même en Belgique des « experts du vécu », c’est-à-dire des personnes qui ont une expertise sociale du fait d’un parcours de vie difficile, et qui sont engagés par les pouvoirs publics (le SPF Intégration sociale) pour aider d’autres personnes en difficultés dans leurs démarches administratives.
Nos experts virologues, infectiologues et épidémiologistes sont-ils donc des gens comme vous et moi ? Au-delà de l’utilisation parfois galvaudée qui fait référence à des connaissances spécifiques liées à une profession, envisageons davantage la question sous deux approches possibles : l’approche psychologique – le profil individuel de l’expert – et l’approche sociologique, c’est-à-dire son rôle dans la société.
Qu’est-ce qui les distingue des non-experts ? Pour Olga Lelebina et Jean-Claude Sardas qui ont consacré une analyse sur le profil des experts1, c’est « la capacité d’un individu à organiser l’information en entités plus larges par rapport aux non-experts et qui, grâce à leur expérience, acquièrent une capacité à regrouper les détails dans un ensemble plus global ». Le niveau de connaissance peut être mesuré à l’aide de plusieurs indicateurs tels que le diplôme, l’expérience, le consensus de ses pairs, l’évaluation par des tests, etc. Ces capacités se développent grâce à leur motivation et leur passion pour leur domaine de recherche, ainsi qu’un environnement ou des circonstances propices à l’apprentissage.
Vision sociologique
Alors que la plupart des spécialistes de la psychologie cognitive considèrent que le titre d’expert est exclusivement réservé aux personnes qui ont des capacités intellectuelles supérieures, la psychologie sociale a plutôt tendance à penser que tout le monde peut prétendre à ce titre, même pour une période courte ou un domaine précis (avec cependant le risque que tout le monde se prétende expert, y compris les prétentieux, les charlatans et les arnaqueurs de tous bords qu’on voit fleurir pour l’instant). Ce qui est clair, c’est que tout le monde ne s’improvise pas expert, et qu’on a vu surgir sur les réseaux sociaux autant d’experts qu’il n’y a d’abonnés à Facebook…
Selon Harald A. Mieg qui s’est penché sur la fonction sociologique de l’expert, « sa mission prédestinée consiste en l’utilisation relativement rapide de l’expérience qu’il a emmagasinée, que toute personne ‘raisonnable’ aurait pu atteindre si elle avait eu le temps de le faire ». Voilà qui démystifie leurs capacités surhumaines mais qui sonne juste quand on voit la vitesse à laquelle les recherches épidémiologiques et technologiques ont fait un bond en quelques semaines à peine pour comprendre la maladie, limiter sa propagation, chercher un traitement et un vaccin, concevoir du nouveau matériel médical…
« Sur la santé, les responsables politiques ignorent tout »
Les experts sont nombreux à envier leurs collègues de la santé, en qui on fait autant confiance. Pourquoi ceux-là ? « La menace est immédiate, y compris pour le politique. Pour d’autres thèmes, la menace et la sanction semblent moins proches », analyse un sociologue. D’autres disciplines éprouvent en effet plus de mal à peser sur les décisions. Et surtout, à faire entendre une expertise alternative aux grands courants de l’économie, de l’énergie, de la biologie, de la sociologie… « Sur beaucoup de ces questions, les responsables politiques croient connaître. Sur la santé, ils ignorent tout. Donc, ils se fient plus volontiers à l’expertise. » Sans oublier que scientifiques ou experts ne sont pas neutres. « Il est très admis qu’il y a des économistes de gauche et des économistes de droite », s’amuse François Gemenne (ULiège), « mais c’est considéré comme incongru en santé publique. Et pourtant, il y a des virologues de gauche et de droite. »
Extrait d’un article du Soir du 03–04–20 https://plus.lesoir.be/292069/article/2020–04–03/repenser-lapres-coronavirus-retrouver-le-sens-de-lexpertise
Toujours selon Mieg, une autre mission accordée aux experts, c’est de réduire les incertitudes scientifiques mais aussi sociales : « Pour faire face à la complexité de notre société, nous avons besoin de structures et de formes sociales qui permettent de réduire l’incertitude et créer ainsi la confiance ». Voilà également qui nous parle, en cette période de profonde incertitude. Le monde politique et la plupart des citoyens mettent leur totale confiance dans le monde médical et scientifique. Demain, ils laisseront leur place à la Une des journaux aux experts économistes, sociologues, psychologues pour tenter de comprendre et préparer l’après-crise. Mais eux, parviendront-ils à inspirer autant de confiance face à un avenir plus qu’incertain ? Rien n’est moins sûr car les sciences dites inexactes (en opposition aux sciences exactes telles que les math, la physique, la biologie…) sont bien plus sujettes à contestation, et c’est une très bonne nouvelle…
Quel gage de neutralité ?
De manière générale, beaucoup de questions peuvent être posées face à la prolifération des experts et au rôle de plus en plus important qu’ils prennent dans les sociétés occidentales. Dans les Cahiers internationaux de sociologie2, Isabelle Berrebi-Hoffmann et Michel Lallement ont compilé une série d’analyses de sociologues sur la question et proposent des pistes d’interprétations sociologiques de la « montée des experts » dans nos systèmes de décisions politiques et économiques.
Auparavant, « l’expert du 19e siècle puisait sa légitimité dans des savoirs scientifiques reconnus et institutionnalisés au sein et grâce à l’action d’une profession fermée. La frontière entre savoirs profanes et expert était nette et tranchée. Que reste-t-il de cet héritage du XIXe siècle aujourd’hui ? L’expert contemporain a pris les traits du consultant qui propose des réformes et indique les ‘bonnes pratiques’. Il endosse les habits de l’évaluateur qui, au nom de l’objectivité, créent des indicateurs de qualité et de performance. Curieusement, l’expert moderne est presque toujours affublé de l’adjectif ‘indépendant’. Or, cette indépendance fait précisément question. Celui-ci intervient de fait sur un marché. Au regard du professionnel ou de l’universitaire du siècle passé, il apparaît plus souvent lié à son public, qui est aussi son client : l’Etat, la grande entreprise, un courant citoyen… »
La montée des experts est liée à une transformation profonde de l’économie, mais aussi à une politique délibérée de privatisation de l’expertise exercée auparavant par les administrations publiques elles-mêmes. En se restructurant (pensons au Plan Copernic de restructuration de l’administration publique, par exemple), les services publics ont « externalisé » toute une série d’expertises qu’ils effectuaient auparavant eux-mêmes. Désormais, l’expert du passé prend de plus en plus souvent la forme d’un consultant ou d’un évaluateur : « l’expertise s’est déplacée du champ de compétences des intellectuels et universitaires pour gagner celui des consultants et des Think tanks. Un véritable marché de l’évaluation a vu le jour ces dernières années dans des domaines les plus divers : efficacité de l’action publique, mesure de risques industriels, performance de grandes organisations, etc. L’action et l’influence des consultants et auditeurs sont devenues à ce point déterminantes que d’aucuns parlent de véritable ‘Consultocratie’ au sein des mécanismes de concertation et de délibération. La mise en place d’une gouvernance par audit et par construction d’indicateurs pose une question redoutable : qui évalue les évaluateurs ? »
Sur quelle base, avec quels critères et quelle légitimité les plus grosses sociétés de consultance mondiales telles que PwC, KPMG, Deloitte et EY3 évaluent les politiques publiques, alors qu’elles influencent l’application de mesures très concrètes qui touchent directement la population ? Comment contrôler la pression exercée sur les Etats et l’UE par les grandes sociétés multinationales grâce à leurs batteries d’experts et de lobbyistes ? Comment faire la différence entre une étude sur les effets du Glyphosate réalisée par des experts payés par Monsanto ou par des associations de protection de l’environnement ? En tant que citoyens et même comme associations, nous sommes très démunis face à la technicité de l’information, la principale indication étant sans doute de connaître le commanditaire (privé ou public) de ces expertises et par qui elles sont financées.
Urgence climatique, urgence sanitaire
La montée en puissance et en influence des experts a été médiatisée ces dernières années grâce à la création du GIEC en 1988, à la demande des décideurs politiques des plus grands pays. C’est un organisme qui a pour mission de « présenter au monde l’état actuel des connaissances scientifiques sur les changements climatiques et leur incidence potentielle sur l’environnement et la sphère socio-économique ». Il ne s’agit donc pas d’un laboratoire entreprenant ses propres recherches mais de recueillir, d’examiner et de synthétiser les travaux des experts. Son rôle est de fournir des bases scientifiques solides aux politiciens pour que ceux-ci prennent les décisions en connaissance de cause. Face à l’urgence climatique, les mouvements sociaux et citoyens qui se mobilisent pour le climat mettent en avant l’urgence d’écouter la communauté scientifique: « Mesdames et messieurs les politiques, écoutez les scientifiques ! », clame sans arrêt Greta Thunberg.
Aujourd’hui, c’est exactement ce que nous attendons des scientifiques de la santé : virologues, épidémiologistes, médecins… Avec une différence de taille cependant : cette fois, le monde politique semble plus réactif à l’urgence sanitaire qu’à l’urgence climatique car elle touche de manière visible et soudaine tous les citoyens.
Dans le contexte d’urgence actuel, la confiance entre le monde scientifique et politique est indispensable pour une gestion efficace et proportionnée de la crise. Les messages envoyés à la population ont été clairs et l’unanimité entre les politiques et les scientifiques semblait totale. Mais lorsque l’ampleur du désastre économique et social sera chiffrable, « l’état de grâce » entre les experts et le monde politique risque d’avoir davantage de difficultés à se maintenir face aux intérêts économiques en jeu. A quels « experts » le monde politique va-t-il faire appel pour le conseiller, qui va-t-il écouter pour prendre les bonnes mesures afin d’empêcher que la fracture sociale déjà bien préexistante ne s’agrandisse encore ? Ce sera un des enjeux principaux de ces prochaines semaines…
1. L’expertise et les experts dans les organisations : une approche multidisciplinaire pour la notion de définitions des notions clés. https://agrh.fr/assests/actes/2011-sards-lelebina.pdf
2. Cahiers internationaux de sociologie n° 126,2009
3. Selon Christian Savestre, Les Big Four sont présents en tant que conseillers au sein de tous les groupes de pression qui agissent en permanence auprès des Institutions Européennes pour influer sur leur choix, notamment en matière fiscale. Autre exemple : En Belgique, KPMG a été missionné en 2015 par la ministre de la Santé De Block pour effectuer un audit des maisons médicales afin de vérifier que chaque euro est bien utilisé. CEO (Corporate Europe Observatory) a publié un rapport sur les groupes de lobbying qui agissent pour la privatisation des soins de santé et KPMG y figure parmi les 3 plus gros acteurs. https://pour.press/big-four-ils-conseillent-a-prix-dor-les-etats-quils-pillent-avec-la-complicite-de-leurs-gouvernants/
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