LES MOTS DE L’ANTIRACISME : ET SI ON ESSAYAIT DE LES COMPRENDRE AVANT DE RÉAGIR ? (Octobre 2021)
Guillaume Lohest, Contrastes octobre 2021, p3 à 5
Cet article présente, aussi clairement que possible, quelques mots utilisés aujourd’hui par ceux qui luttent de façon active contre le racisme systémique dans nos sociétés.
Quelques réactions typiques seront aussi interrogées. Pourquoi ces mots nous perturbent-ils ? Pourquoi sont-ils parfois aussi catégoriquement rejetés ? Commençons par tenter de les comprendre.
« Personne racisée », « mouvement Woke », pensée « décoloniale », « privilège blanc »… Peut-être avez-vous été surpris en entendant ces mots pour la première fois, lors des derniers mois. Peut-être avez-vous même été heurté ? Perturbé ? Choqué ? Pour de nombreuses personnes sensibles au racisme et parfois engagées de bonne foi depuis longtemps contre ce phénomène, ces mots nouveaux dans le débat public sont malvenus. Ils dérangent, car ils obligent à penser le racisme autrement. Nous les rejetons, parfois avant même d’en avoir compris la signification. Peut-être estce parce que nous pressentons qu’ils disent quelque chose que nous craignons ou refusons d’entendre ?
Aux Equipes Populaires, nous sommes depuis longtemps sensibles aux mots. Il y a cinq ans, avec notre Dicomenteur, nous avons contribué à dénoncer les expressions creuses et trompeuses du discours néolibéral et la langue de bois des politiciens, qui ont pour effet d’endormir notre conscience politique. Or voici que nous sommes confrontés à des mots qui secouent, à des mots qui éveillent, précisément, notre esprit critique. La première chose à faire, quelle que soit la réaction émotionnelle qu’ils provoquent, est de leur prêter attention et d’essayer de les comprendre.
Le but de ces paragraphes n’est pas de se faire juge de ce lexique militant – bien au contraire ! – mais d’écouter les mots qui viennent des luttes de terrain et des premières personnes concernées. D’où nous vient ce réflexe de vouloir s’ériger en juges, d’ailleurs ?
Comme le disait Mireille-Tsheusi Robert lors de la récente journée d’étude du CIEP sur le racisme structurel, les personnes qui luttent sont d’abord des personnes qui souffrent. Elles ont le droit de se tromper. Alors pourquoi refuser les mots qui dérangent ? S’ils s’avéraient ne pas être pertinents, disait-elle malicieusement, ils disparaîtraient d’eux-mêmes.
Personne racisée
On parle de personne « racisée » pour souligner le fait que la race n’est pas un phénomène biologique ni une donnée naturelle, mais une catégorie qui découle d’un processus social de racisation. Autrement dit, les personnes subissent leur assignation à une race, c’est de l’extérieur qu’elles reçoivent cette étiquette. Utiliser l’adjectif « racisé », c’est mettre cela en lumière. C’est mettre le doigt juste là où cela fait mal, ce qui explique sans doute que beaucoup soient dérangés par ce terme.
L’autrice et militante Rokhaya Diallo insiste : « Quand on parle de personne racisée, il ne s’agit pas d’un état ou d’un statut, mais d’un processus. (…) C’est la société qui racise. On n’est pas racisé(e) de naissance. Être racisé(e), c’est précisément avoir une condition raciale spécifique dans un contexte géographique donné1. »
En tant que personne non racisée, on aime – et c’est facile pour nous – se situer du côté de l’universel, de l’humanité, ne pas « tout ramener à ça ». On entend d’ailleurs souvent cette critique : « c’est un mot qui divise encore plus ». Mais n’est-ce pas, surtout, un mot qui décrit une réalité sociale que nous aimerions zapper par l’abstraction du langage ? En rejetant le mot, est-ce qu’on efface le réel, ou bien est-ce qu’on fait preuve de déni ?
Racisme structurel :
systémique et institutionnel
Les réactions typiques d’irritation par rapport à ce vocabulaire militant sont sans doute dues à une conception superficielle du racisme dans les sociétés occidentales. Le racisme est souvent compris comme un phénomène individuel et moral : il y aurait les méchants racistes, coupables d’injures et de discriminations, et les citoyens ouverts – parmi lesquels nous nous rangeons volontiers. Sans nier que cette dimension individuelle existe, elle n’est cependant que la partie émergée de l’iceberg. Pourtant, le racisme « est également un phénomène systémique, c’est-à-dire qu’il ne peut être réduit aux seules interactions individuelles. En effet, le racisme fait également partie des institutions et de la socialisation. On parle alors de racisme systémique quand plusieurs dimensions du racisme (historique, structurelle et individuelle) coexistent et se renforcent mutuellement. Cette forme de racisme a pour effet de perpétuer les inégalités vécues par les personnes racisées notamment en matière d’accès au logement et aux services publics2. »
Même si des lois existent, le racisme est plus profondément inscrit dans les structures de fonctionnement des groupes sociaux et des institutions, au point que l’accès à l’emploi, aux postes à responsabilité, aux médias, reste en grande partie bloqué pour les personnes racisées. Et une différence de traitement, de regard, est aussi palpable pour elles au quotidien, dans les interactions sociales, dans l’humour, etc.
C’est ce que rappelle Angela Davis : « Le racisme est beaucoup plus que des attitudes individuelles. L’adjectif raciste était utilisé, et continue d’être utilisé, pour décrire des individus, des personnes individuelles. Le racisme n’est pas seulement ancré dans les attitudes. Le racisme est structurel, il est systémique. Il est institutionnel. Et les meurtres, par la police, de George Floyd, Breonna Taylor, Richard Brooks, et le meurtre, par des milices racistes, d’Ahmaud Arbery, ont été le réveil, je crois, quant au racisme structurel3. »
Privilège blanc
Le concept de privilège blanc a été développé par la chercheuse américaine Peggy McIntosh à partir de 1988. Le privilège blanc, ce sont tous les « avantages invisibles, mais systématiques dont bénéficient les personnes perçues comme blanches, uniquement parce qu’elles sont blanches. » Ces avantages sont « invisibles pour les personnes qui en bénéficient. Bénéficier du privilège blanc ne signifie pas qu’une personne n’ait pas eu à traverser des épreuves difficiles ou n’ait pas eu des désavantages dus à une partie de son identité (ex. son genre, sa classe sociale, son orientation sexuelle, etc.). Cela signifie simplement que la couleur de sa peau ou son ethnicité n’ont jamais été un obstacle à sa réussite et son bien-être4. »
Personne ne se définit spontanément comme un privilégié. C’est pourtant l’intérêt de cette notion : de nous faire prendre conscience de toutes les situations où, en tant que personnes blanches, sans même qu’on le remarque consciemment, nous sommes privilégiés d’emblée. Par exemple, le fait de ne jamais subir de contrôle d’identité par la police, ou de ne jamais être particulièrement fouillé à l’entrée d’un bar ou dans une gare. En tant que personnes blanches, nous nous sentons bienvenues et « normales » dans la plupart des situations de la vie quotidienne, sociale et institutionnelle.
Vous avez envie de dire « non, ce n’est pas vrai » ? Attendez.
Intersectionnalité
Faites une expérience. Pensez à un aspect de votre identité pour lequel vous vous sentez moins « normal » ou « conforme ». Pensez à ce que vous ressentez quand, même sans malveillance, vous pouvez sentir cette petite différence dans le regard des gens. Parfois même avant leur regard, vous ressentez comme une gêne, un décalage. Vous comprenez ? Car il n’y a évidemment pas que les personnes racisées qui peuvent connaître ce sentiment d’écart par rapport à la norme et subir des discriminations. Il y a aussi, entre autres, les personnes analphabètes, les femmes, les personnes âgées, les personnes homosexuelles, les plus pauvres, les personnes porteuses de handicaps… Les dominations sont multiples dans la société, et souvent elles se croisent. On peut par exemple être racisée, femme et pauvre : on se trouve alors au croisement de multiples dominations. C’est ce qu’on appelle l’intersectionnalité.
Décolonial
Avez-vous déjà entendu cet adjectif : décolonial ? Qu’est-ce que cela veut bien pouvoir dire ? Eh bien, que même si officiellement nos pays n’ont plus de colonies, nous n’en demeurons pas moins héritiers d’un mode de pensée colonial. Nous n’administrons plus de colonies géographiques, mais nous pensons encore le monde « comme si notre position était centrale, rationnelle et universelle ». Il y a, en quelque sorte, une seconde décolonisation à mener, celle de nos esprits. « La décolonisation désigne le processus par lequel un pays ou une région colonisée (re)devient indépendant. Mais selon une seconde acceptation, la décolonisation concerne la décolonisation des mentalités, des discours, des savoirs, de l’espace public, etc. En effet, les systèmes de pensées ayant justifié la colonisation ont tendance à persister dans l’organisation des sociétés actuelles (aussi bien dans les populations des ex-pays colonisateurs que dans les populations des ex-pays colonisés) et ce, malgré que nous soyons dans une ère a priori post-coloniale au sens premier du terme. En ce sens, la décolonisation vise à déconstruire ces mythes persistants qui ont des effets concrets sur les individus (ex : eurocentrisme, mythe du sauveur blanc, racisme)5. »
Allié.e
Clôturons ce petit tour de mots par celui qui interroge notre attitude, en tant que personnes non racisées. Souhaitons-nous êtres des « allié.e.s » ? Et si oui, qu’est-ce que cela implique pour commencer ? La réponse est assez simple. « Pour devenir une véritable alliée, je dois d’abord écouter » résume la journaliste canadienne Clémence Roy-Darisse, en renvoyant aux propos de la militante antiraciste Tina Strawn dans le contexte d’un débat sur le privilège blanc aux États-Unis. Celle-ci explique que « pour être un.e allié.e, il faut d’abord et avant tout écouter les voix des personnes noir.e.s. Elle réitère que les personnes noir.e.s ont amorcé ce mouvement antiraciste depuis bien longtemps et qu’en tant que blanc.he, il est nécessaire de reconnaître son arrivée tardive dans le mouvement et la nécessité de faire preuve d’humilité6. »
Je n’ai rien à ajouter. Juste à écouter, à entendre, à lire, notamment la suite de ce numéro de Contrastes.
WOKE
Ce mot-là, si vous n’êtes pas souvent branché sur les débats politiques et militants, à la télévision ou sur les réseaux sociaux, vous ne l’aviez peut-être jamais lu ni entendu. Il faut dire qu’il est surtout utilisé par des personnalités conservatrices pour stigmatiser et mépriser les militants qui défendent les droits des minorités. Que signifie-t-il ?
« Le terme woke (« éveillé ») a pris de l’ampleur aux Etats-Unis dans les années 2010. Le « wokisme » est par extension un état d’éveil face à l’injustice. Le concept s’est repandu lors du mouvement Black Lives Matter (apparu en 2013) pour dénoncer les actes de ségrégation raciale et de discrimination à l’égard des Noirs américains. Pour Mireille-Tsheusi Robert, présidente de l’association féministe antiraciste « Bamko-CRAN », le terme woke date de plusieurs siècles : « Cela remonte à plus de deux siècles sous Abraham Lincoln, c’était un mouvement créé par les anti-esclavagistes qui se revendiquaient déjà éveillés. Cela fait partie de l’histoire du militantisme, c’est à prendre au sérieux1 ».
Le mot s’est par la suite popularisé via les réseaux sociaux et a été utilisé largement, autant par des militants eux-mêmes que par ceux qui les critiquent. « De nos jours, une personne woke se dit consciente de toutes les injustices et de toutes les inégalités : racisme, sexisme, environnement… »
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1. Anaïs Corbin, « La culture « Woke »: ce mouvement militant qui inonde les réseaux sociaux », RTBF, 27 mars 2021.
1. « Pourquoi parler de race est utile ? Rokhaya Diallo répond de façon magistrale » par Melanie Bonvard, aufeminin.com, le 30/03/2021
2. Lexique des termes décoloniaux, C.N.C.D., 2020
3. « L’abolition du racisme systémique passe par une solidarité mondiale, dit Angela Davis », propos recueillis par Anne-Marie Lecomte sur Radio Canada, 26 juin 2020.
4. Amnistie internationale Canada, https://amnistie.ca/lexique-pour-lantiraciste
5. Lexique des termes décoloniaux, C.N.C.D., 2020.
6. Clémence Roy-Darisse, « Comment être un.e bon.ne allié.e ? » dans La Rotonde, www.larotonde.ca, 7 juin 2020.