Les robots sont-ils les ennemis du progrès social ? (décembre 2018)
Propos recueillis par Claudia Benedetto
Le 6 décembre dernier, les Equipes Populaires animaient un débat sur un enjeu important : celui de la transformation du monde du travail suite aux évolutions technologiques. Leurs invités, Marc Becker, secrétaire national de la CSC et Mohssin El Ghabri, chercheur Etopia ont permis d’y voir plus clair. Interview croisée.
Les machines qui remplacent les humains, ce n’est pas nouveau notamment quand on pense au film Les temps modernes de Charlie Chaplin. Dans l’imaginaire comme dans la réalité, c’est quelque chose qui est présent depuis très longtemps.
Marc Becker : J’ai le sentiment que depuis que je travaille, quand on aborde la question des nouvelles technologies, on agite souvent le spectre alarmiste. Et les effets négatifs se révèlent au final moindres que ce qui avait été annoncé. J’ai l’impression que l’argument alarmiste était utilisé afin de faire accepter des conditions de travail plus défavorables. Et je pense que ça a eu de l’influence dans les négociations notamment sur la protection sociale.
Mohssin El Ghabri : La question des machines n’est pas une question nouvelle… Et c’est bien d’utiliser le terme machine, parce que le mot robot convoque souvent un imaginaire lié à la science-fiction et aux robots humanoïdes. Dans les années cinquante, on parlait déjà de robots qui allaient effectuer l’ensemble des tâches ménagères à notre place et au final, on a eu des machines à lessiver par exemple. On imagine des robots, on se retrouve avec des machines. Au moment où la question des machines se pose fondamentalement dans le débat politique, c’est lors de la révolution industrielle, dans les années 1820. A cette époque-là, l’irruption des machines dans le débat social et politique a causé beaucoup de remous. Les paysans brisaient les moissonneuses-batteuses parce qu’ils craignaient que les machines prennent leur place.
La question n’est pas nouvelle, mais les technologies, elles, ont énormément évolué. Représentent-elles un danger ou une opportunité ?
Mohssin El Ghabri : Ce qui distingue cette vague technologique des précédentes, d’une part, ce sont évidemment les types de technologies : on ne parle plus de machine à vapeur et d’électricité quand on pense à celles qui pourraient avoir un impact sur le marché de l’emploi mais de machines apprenantes, du big data, de l’internet mobile, du cloud et de la géolocalisation.
Le passage d’un monde du travail à un autre est beaucoup plus rapide aujourd’hui. On est dans un changement de vitesse. L’échelle a changé aussi. Aux mutations du marché de l’emploi liées à l’avènement de nouvelles technologies s’ajoutent d’autres mutations liées à la mondialisation, au vieillissement de la population et à la transition écologique. On se retrouve face à beaucoup de bouleversements en même temps, c’est ce qui caractérise la transition industrielle actuelle des précédentes.
Marc Becker : Il faut distinguer les différents types d’évolutions. Celles liées au big data et à l’usage des smartphones. C’est à partir de ces technologies, qu’on arrive à analyser les comportements et à élaborer un profil très précis des consommateurs afin notamment de leur vendre de la publicité mais ce sont aussi ces technologies qui permettent ce qu’on appelle l’économie collaborative (Uber, Deliveroo…) qui n’a rien de collaboratif, c’est un système qui a dégradé l’emploi. Ces technologies ont évolué pour mener le capitalisme à sa forme la plus aboutie. On n’a pas créé de nouvelles tâches, la livraison de biens et services a toujours existé. L’économie collaborative permet d’un côté, d’enrichir un petit nombre de personnes et de l’autre, de précariser les travailleurs. A côté de ça, il y a les technologies de la performance, ce sont celles qui ont recours à des robots intelligents : les « bots ». Ce sont des robots qui savent analyser une situation et adapter leur comportement ou leur programme en fonction du contexte. Dans un certain nombre d’entreprises, ces « bots » sont utilisés. Ce ne sont plus uniquement des tâches répétitives qu’ils arrivent à faire. C’est une évolution importante. Aux USA, dans des fermes, les tracteurs sont conduits par des robots par exemple. Par rapport au passé, ces robots-là vont toucher des emplois de moyenne qualification. Je ne dis pas qu’ils vont détruire des emplois. Peut-être que d’autres emplois vont se créer sur le côté. Ces évolutions peuvent être un avantage. Des entreprises ne délocalisent pas parce que les technologies comme l’impression 3D permettent de comprimer les coûts de production dans nos pays. Dans le domaine des soins de santé, toutes ces nouvelles technologies représentent également une opportunité.
TAXER LES ROBOTS, UNE FAUSSE BONNE IDEE
Il y a 30 ans, on se demandait déjà s’il ne fallait pas taxer les robots. Qu’en pensez-vous ?
Marc Becker : C’est complexe : quand commence une technologie et quand s’arrête-t-elle ? Une voiture intelligente ou un ordinateur, est-ce un robot ? Il faut plutôt mettre en place un système de fiscalité plus juste, d’autant plus au regard des profits que les entreprises font grâce aux nouvelles technologies.
Mohssin El Ghabri : Je n’y suis pas non plus favorable. Une des formes d’automatisation qui a eu lieu ces dernières années, c’est le fichier Excel. Cela a remplacé beaucoup de travail humain. Est-ce qu’on va taxer un logiciel ? Pour imaginer une taxe, il faut pouvoir délimiter un périmètre et ce n’est pas possible ici. Il faut plutôt travailler autour d’une fiscalité plus juste. Et notamment taxer les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) pour que ces sociétés contribuent au nouveau modèle social. Ces réflexions ont lieu au niveau européen.
Le mouvement syndical doit-il dès lors s’adapter à ces évolutions, et par la même occasion proposer de nouvelles revendications ?
Marc Becker : Une des questions centrales face à ces évolutions, c’est la répartition des richesses. Comment répartir les richesses pour qu’elles puissent être bénéfiques et profiter à tous ? La réduction collective du temps de travail intervient aussi. A partir du moment où on arrive à produire plus avec moins de moyens humains, il faut faire en sorte que le travail soit mieux réparti et mieux distribué. La formation continue des travailleurs est également un élément important pour qu’ils puissent s’adapter aux technologies qui évoluent de plus en plus vite. Le défi syndical, c’est d’atténuer le plus possible la polarisation déjà existante qui risque de s’accroître, entre ceux qui profitent le plus du capitalisme et ceux qui sont mis de côté.
On se doute que tous les travailleurs ne sont pas logés à la même enseigne. Certaines catégories de travailleurs sont-elles plus touchées que d’autres ?
Mohssin El Ghabri : Dans les années 80, on annonçait la fin du métier de comptable. Or, aujourd’hui, c’est un métier en pénurie. Ce qui a changé pour eux, c’est la nature de leur métier notamment avec l’arrivée des outils de gestion. L’ensemble des métiers vont être touchés à des niveaux différents surtout par rapport à la redéfinition des tâches. Le défi majeur posé par la robotisation et l’automatisation repose plutôt sur les compétences et les qualifications que sur la perte d’emploi. L’impact qu’on constate, c’est la polarisation du marché de l’emploi autour de deux types de professions : les professions très qualifiées et très rémunérées et les professions les moins qualifiées qui croissent. Ceux-ci ne sont pas substituables par les machines. Les métiers les plus substituables ne sont pas nécessairement ceux qui sont les moins qualifiés mais plutôt ceux qui sont les plus routiniers. Et les métiers les moins menacés sont ceux qui ne sont pas codifiables. C’est-à-dire tous ces métiers où on exécute des tâches sans nécessairement comprendre comment on fait. Les tâches qui demandent un certain type de compétences, plus humaines sont les moins « robotisables » comme la créativité, l’empathie, la capacité à travailler en équipe, la persuasion, l’intelligence émotionnelle, l’apprentissage actif, l’écoute active, la pensée critique, les capacités de transmission des savoirs, la résolution de problèmes complexes… Tous les métiers qui concentrent ces compétences-là sont ceux qui sont les moins susceptibles d’être robotisés. Ce sont les classes moyennes inférieures qui sont les plus touchées. Par exemple, les tâches administratives. On constate une diminution de la part de ces métiers-là sur le marché de l’emploi. Et puis ceux qui ont des diplômes de haute qualification sont plus protégés que les autres. Cela peut motiver les choix politiques. Lors de la dernière élection présidentielle aux USA, on a constaté que ce n’était pas le niveau de revenu qui faisait qu’on votait pour Trump ou Clinton. Un ouvrier spécialisé en situation d’insécurité professionnelle du fait notamment du développement technologique votait pour Donald Trump alors qu’un designer free-lance votait pour Hilary Clinton. De ce fait-là, les travailleurs ne sont pas sur un même pied d’égalité.
Marc Becker : Au moment où les logiciels de traitement de texte sont apparus, on a aussi pensé que les secrétaires allaient disparaitre. Or, ce métier existe toujours. Dans un métier, il y a une part plutôt technique mais aussi une part liée au feeling qui ne pourra pas être assurée par un robot. En général, dans un métier, on n’est pas à 100% technologique ou 100% perception, il y a une part de l’un et de l’autre. Le travailleur gardera une certaine maîtrise.
Les changements dans les entreprises ne se font pas du jour au lendemain. Et ils se feront dans le cadre d’une concertation et de négociations. Il faut pouvoir relativiser les discours alarmistes notamment sur base de ces éléments-là.
On voit bien quels sont les types de travailleur.euse.s qui seront les plus impactés. Est-il possible dès lors d’anticiper et de réduire ces impacts ?
Mohssin El Ghabri : Si on considère que le choc de l’automatisation concerne d’abord les compétences et les qualifications, la réponse, c’est la formation. Les premières vagues d’industrialisation ont toujours été concomitantes avec une démocratisation de l’enseignement. Si on veut pouvoir tirer le meilleur de ces transformations, il va falloir mener un effort collectif sans précédent en matière de formation professionnelle. Et celle-ci ne peut pas se faire uniquement dans un sens utilitaire où on va faire en sorte que les gens soient compatibles avec leur outil de travail. C’est une vision très patronale. La formation doit donner au travailleur un pouvoir émancipateur qui lui permettra de s’adapter aux évolutions au cours de sa carrière professionnelle. Le changement s’annonce mais il peut être une opportunité pour réactiver des combats progressistes comme celui de donner plus de pouvoir au travailleur sur son travail. Le progrès technique améliore la productivité. Plutôt que d’orienter le débat autour de « Pour ou contre la technologie ? », posons-nous la question : « Comment est-ce qu’on fait pour mieux répartir la productivité qui est permise par le développement des technologies ? » Il y a évidemment la question de la réduction collective du temps de travail dont Marc parlait tout à l’heure. A ce débat, doit s’ajouter celui lié à l’allocation universelle, à un revenu de base qui prend en compte la diversité des parcours professionnels.
Marc Becker : Il y a évidemment un énorme enjeu autour de la formation professionnelle mais il ne faut pas toujours courir derrière les technologies. La société est porteuse aussi d’autres opportunités. Les secteurs liés à la transition écologique par exemple sont porteurs d’emplois. De nouveaux métiers vont émerger.
Mohssin El Ghabri : 65% des enfants qui entrent à l’école primaire aujourd’hui occuperont des professions dont on ignore encore l’existence. Il y a 10 ans, si on m’avait parlé du métier de Community manager, je n’aurais pas compris ! On est incapable d’anticiper quels vont être les métiers de demain. Par contre, ce qu’on sait c’est que ces métiers seront plus « numériques ». Il faut préparer les enfants à ces compétences-là. Ne pas maitriser la technique nous handicape. En tant que citoyen, il est important de comprendre comment fonctionnent ces nouvelles technologies.
Il y a d’autres types de conséquences liées à ces nouvelles technologies ?
Mohssin El Ghabri : En général, quand on parle du numérique, on ne parle pas de l’empreinte écologique. Or, ce secteur économique est très énergivore ; il émet beaucoup de gaz à effet de serre et utilise des matériaux, des ressources notamment minières qui sont surexploitées. Par exemple, c’est le cas pour la fabrication de nos téléphones portables. Comment cadrer l’utilisation de ces ressources-là ? Il faut mener une réflexion au niveau européen.
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