L’INSTITUTIONNALISATION DE L’ÉDUCATION PERMANENTE (Juin 2022)
Françoise Caudron, Contrastes juin 2022, p 6 à 7
En fédération Wallonie-Bruxelles, depuis les années 70, le secteur de l’éducation est subventionné par le ministère de la culture. D’où vient cette particularité ? Plongeons dans l’histoire de l’institutionnalisation de l’éducation permanente1…
C’est dans l’entre-deux-guerres que se dessinent les prémices de l’éducation populaire en Belgique. L’arrêté royal de 1921 « sur les œuvres complémentaires à l’école » marque le début d’une politique publique qui vise à soutenir l’éducation et la formation au-delà du cadre scolaire. L’objectif est alors d’occuper le temps libre de l’ouvrier pour éviter qu’il ne sombre « dans l’alcoolisme ou l’oisiveté » ! C’est donc un mélange de motivation paternaliste et de volonté d’émancipation du travailleur qui motivent cette politique. La condition pour être éligible dans ce dispositif est de ne pas faire de propagande religieuse ni politique. Cet arrêté va permettre de développer des projets de bibliothèque, de lecture publique et va donner une reconnaissance à la formation syndicale.
Vu les horreurs qu’elle a engendrée, c’est surtout après la Seconde Guerre mondiale que la nécessité de développer une véritable démocratie culturelle se fait sentir. L’enjeu est de permettre l’éveil critique du citoyen et l’émancipation par la culture. C’est l’amorce d’un processus qui va mener à l’institutionnalisation de l’éducation populaire en Belgique.
Première reconnaissance, premiers financements
En 1976, le premier Décret de l’éducation permanente voit le jour. L’éducation permanente (qui vient remplacer l’éducation populaire) est reconnue d’utilité publique. Ce Décret va reconnaître et financer l’action associative porteuse d’émancipation et de critique de l’ordre établi. Il distingue les organisations d’éducation permanente des adultes (chapitre I du Décret), des organisations de promotion socio-culturelle des travailleurs (chapitre II du Décret). Ces dernières doivent s’adresser à un public issu du milieu populaire (le public populaire est alors défini par les personnes qui n’ont pas fait d’études supérieures).
« C’est dans l’action culturelle des travailleurs que se construisent
la prise de conscience, la définition des intérêts, l’analyse, la critique, la mobilisation collective des cœurs, le dépassement des découragements, des limites individuelles et la volonté de transformation profonde »2
Des dizaines d’associations vont alors obtenir une reconnaissance. Cinq ans après la mise en œuvre du Décret, on dénombrait 84 organisations générales et 31 organisations régionales indépendantes.
Pour les Equipes Populaires, ce Décret permet d’engager du personnel supplémentaire et de se déployer dans toutes les régions, renforçant par la même occasion leur autonomie par rapport au MOC (jusqu’alors c’étaient les permanents du MOC qui étaient en charge du développement des équipes locales). Des moyens financiers importants ont également pu être octroyés pour soutenir et financer des projets locaux d’envergure
(voir l’article « Bref, la longue histoire des EP »).
Début des années 2000, une réflexion de fond sur le Décret de 1976 est menée par le ministre de la Culture, M. Rudy Demotte. Elle va porter sur les conditions de reconnaissance, sur le mode de financement et sur le type de public que le monde de l’éducation permanente doit prioritairement cibler (notamment le public dit « défavorisé »). L’enjeu de cette réforme est également de diversifier le champ d’action du secteur en s’ouvrant à des nouvelles questions sociétales comme la question du genre, l’interculturalité, l’environnement, l’accès aux nouvelles technologies de l’information, etc.
Vers une professionnalisation du secteur
En 2003, ce nouveau Décret est une réalité. Il institutionnalise les 4 axes d’action de l’éducation permanente (voir encadré). Une distinction sera dorénavant faite entre les associations (actives sur un ou deux axes) et les mouvements (qui doivent être actifs sur minimum trois axes). Un des objectifs de la refonte du Décret était de pousser les associations à sortir de leur « zone de confort » et à investir l’espace public. Des conditions d’activités publiques et de couverture territoriale sont définies. C’est à partir de ce moment-là que les campagnes de sensibilisation vont se mettre en place. Les partenariats sont encouragés. Les critères d’évaluation deviennent plus techniques et quantitatifs. Petit à petit, le secteur se professionnalise pour répondre aux exigences des différents axes.
Les quatre axes du Décret
Axe 1 – Participation, éducation et formation citoyennes
Axe 2 – Formation d’animateurs, de formateurs, de
responsables et d’acteurs associatifs
Axe 3 – Services, outils et recherche
Axe 4 – Sensibilisation et Information visant à sensibiliser le « grand public », ce que nous appelons
« campagnes de sensibilisation »
Nouveau Décret, nouveau mouvement
Au sein des Equipes Populaires, le Décret de 2003 va donner un coup de fouet aux dynamiques mises en place, comme le montrent plusieurs articles de ce numéro de Contrastes (journée sans crédit, justice fiscale, publications, campagnes, etc.). La présence sur l’espace public, à travers les campagnes de sensibilisation mais aussi par la multiplication d’activités publiques dans les régionales, va être boostée par les nouvelles conditions de reconnaissance. Elle se combine avec la volonté du mouvement « d’oser l’action ». De plus en plus de groupes et projets aux formes nouvelles prennent place aux côtés des équipes plus anciennes. La militance se diversifie. Ces nouvelles dynamiques ouvriront la porte à de solides partenariats capables de relayer politiquement les revendications défendues.
Un Décret relifté en 2018
En 2018, la Ministre Alda Greoli souligne la nécessité de redonner vigueur au Décret de 2003 et de le recentrer sur le principe fondamental de l’éducation permanente. Le titre du Décret va être reformulé. Si cela peut paraître anecdotique, il n’en est rien. Du « soutien à la vie associative dans le champ de l’éducation permanente », le Décret a dorénavant pour objet « le développement de l’éducation permanente dans le champ de la vie associative ».
Le renversement des mots dans le titre est important. L’éducation permanente n’est plus considérée comme un des champs du secteur socio-culturel mais comme la dimension qui doit sous-tendre les acteurs et les actions de l’ensemble de la vie associative.
L’article 1er du Décret :
« Le présent Décret a pour objet le développement de l’action d’éducation permanente dans le champ de la vie associative visant l’analyse critique de la société, la stimulation d’initiatives démocratiques et collectives, le développement de la citoyenneté active et l’exercice des droits civils et politiques, sociaux, économiques, culturels et environnementaux dans une perspective d’émancipation individuelle et collective des publics en privilégiant la participation active des publics visés et l’expression culturelle. »
Aujourd’hui, l’éducation permanente ce n’est pas moins de 300 associations reconnues.
Etre financé pour pouvoir critiquer l’ordre établi… C’est une chance, diront certains. C’est une aberration, penseront d’autres. Le soutien du secteur par les politiques publiques (et l’obligation en contrepartie de remettre une évaluation justifiant les subsides reçus) peut être vu comme une volonté de contrôle de la colère sociale, une manière de vouloir la canaliser. Mais elle peut au contraire traduire une reconnaissance publique du rôle fondamental de l’éducation permanente dans une démocratie qui doit se renouveler continuellement et être vivifiée. Une chose est sûre, nous constatons chaque jour l’urgence et la nécessité d’ouvrir des lieux d’échange collectifs, des espaces de débat. Et pourvu que l’on puisse longtemps encore y mettre les moyens humains et financiers nécessaires.
Notes de bas de page
1. Cet article est largement inspiré de la vidéo « L’institutionnalisation de
l’éducation permanente en Belgique » publiée sur le site de la Ligue de
l’enseignement et du document « Evaluation du décret du 17 juillet 2003
relatif au soutien de l’action associative dans le champ de l’éducation
permanente : document de synthèse », Bernard Fusulier et Marc Zune,
GIRSEF-UCL, 2012
2. Georges Liénard, 1977, « Le droit culturel et les travailleurs », dans Les
travailleurs, la justice et le droit, EVO, Bruxelles, pp. 134–152