Analyses

Mani-fêter dans l’air du temps… lourd (Nov.- Déc. 2019)

Autrice Laurence Delper­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­dange, Contrastes Novembre-Décembre 2019, p.17–19

Quiconque a arpenté les rues d’une grande ville avec d’autres, bran­­­­­­­dis­­­­­­­sant des cali­­­­­­­cots et clamant des reven­­­­­­­di­­­­­­­ca­­­­­­­tions porteuses d’autres possibles, a pu ressen­­­­­­­tir l’émo­­­­­­­tion le submer­­­­­­­ger, l’éner­­­­­­­gie le porter pour dépla­­­­­­­cer les montagnes des injus­­­­­­­ti­­­­­­­ces… Émotion, commu­­­­­­­nion, espoir d’un monde meilleur. Tout à la fois. Car parfois, s’en­­­­­­­ga­­­­­­­ger pour une cause, c’est fêter ensemble l’uto­­­­­­­pie à venir.

« La fête n’est pas une révo­­­­­­­lu­­­­­­­tion. Elle est une paren­­­­­­­thèse à l’in­­­­­­­té­­­­­­­rieur de l’exis­­­­­­­tence sociale et du règne de la néces­­­­­­­sité. Fêtes spon­­­­­­­ta­­­­­­­nées ou fêtes codi­­­­­­­fiées. Pendant la fête, on n’est plus vrai­­­­­­­ment soi-même. On se lâche ». Cette défi­­­­­­­ni­­­­­­­tion convient-elle à ces nouvelles manières de s’en­­­­­­­ga­­­­­­­ger avec d’autres pour une cause à défendre ?

Dans son ouvrage Les luttes fécondes. Libé­­­­­­­rer le désir en amour et en poli­­­­­­­tique1, Cathe­­­­­­­rine Dorion, auteur, artiste et mili­­­­­­­tante québé­­­­­­­coise, relève des simi­­­­­­­li­­­­­­­tudes entre senti­­­­­­­ment amou­­­­­­­reux et enga­­­­­­­ge­­­­­­­ment poli­­­­­­­tique, évoquant ainsi le couple, nos insti­­­­­­­tu­­­­­­­tions poli­­­­­­­tiques…

Il en va des commu­­­­­­­nions pour une même cause comme dans l’élan qui nous trans­­­­­­­porte vers l’autre. Des chatouille­­­­­­­ments dans la poitrine, des étin­­­­­­­celles crépi­­­­­­­tant dans les pupilles, une forte impul­­­­­­­sion à courir, à danser, à enla­­­­­­­cer.

« En poli­­­­­­­tique comme en amour, cette éner­­­­­­­gie est, la plupart du temps, soigneu­­­­­­­se­­­­­­­ment conte­­­­­­­nue à l’in­­­­­­­té­­­­­­­rieur de cadres qui orga­­­­­­­nisent les liens entre nous et qui empêchent les révo­­­­­­­lu­­­­­­­tions de prendre pied. » Le socio­­­­­­­logue Emile Durkheim2 parlait lui des états d’ef­­­­­­­fer­­­­­­­ves­­­­­­­cence collec­­­­­­­tive : « Entraîné par la collec­­­­­­­ti­­­­­­­vité, l’in­­­­­­­di­­­­­­­vidu se désin­­­­­­­té­­­­­­­resse de lui-même, s’ou­­­­­­­blie, se donne tout entier aux fins communes ». Après ce temps de « rêvé­­­­­­­vo­­­­­­­lu­­­­­­­tion », des insti­­­­­­­tu­­­­­­­tions se créent et promettent un avenir meilleur construit sur base de ce grand mouve­­­­­­­ment collec­­­­­­­tif puis peu à peu se sclé­­­­­­­ro­­­­­­­sent… A propos du « prin­­­­­­­temps érable » au Québec3, Cathe­­­­­­­rine Dorion écrit : « L’at­­­­­­­ti­­­­­­­tude géné­­­­­­­rale, celle qui avait été complè­­­­­­­te­­­­­­­ment obli­­­­­­­té­­­­­­­rée des images qui enva­­­­­­­his­­­­­­­saient le téléjour­­­­­­­nal chaque soir, c’était la joie. Les indi­­­­­­­vi­­­­­­­dua­­­­­­­li­­­­­­­tés discon­­­­­­­ti­­­­­­­nues se reliaient en une fête véri­­­­­­­table. On célé­­­­­­­brait la décou­­­­­­­verte intime et parta­­­­­­­gée de la puis­­­­­­­sance du groupe. » Le désir est révo­­­­­­­lu­­­­­­­tion­­­­­­­naire. Et les confor­­­­­­­mistes et conser­­­­­­­va­­­­­­­teurs de tous bords n’aiment pas cela, soucieux surtout que tout rentre dans l’or­­­­­­­dre… établi. Mais établi par qui ? C’est là que se pose  la ques­­­­­­­tion de la démo­­­­­­­cra­­­­­­­tie. La démo­­­­­­­cra­­­­­­­tie n’est pas là pour rassu­­­­­­­rer. « Elle a été imagi­­­­­­­née pour que notre vie commune puisse deve­­­­­­­nir un espace de luttes ouvertes et décom­­­­­­­plexées, un espace de sincé­­­­­­­rité. Elle n’a rien à voir avec les injonc­­­­­­­tions d’ordre et ces promesses de stabi­­­­­­­lité, avec ces mensonges que nous répé­­­­­­­tons en masse pour oublier que nous sommes en train de céder notre temps et notre vie contre du vent, de les céder à des gens qui ne nous aiment pas et qui en sont à dres­­­­­­­ser des murs entre nos exis­­­­­­­tences ordi­­­­­­­naires et leurs bateaux clinquants. »

Mili­­­­­ter comme fêter le meilleur à venir (avenir)

La fête ne se glisse-t-elle pas au cœur même de ce qui nous anime dans nos actions parta­­­­­gées pour la justice sociale ? La moti­­­­­va­­­­­tion qui nous soulève et nous fait joindre, rejoindre d’autres bercés par les mêmes idéaux, n’est-elle pas quelque part, au cœur de nos combats… comme une fête à des lende­­­­­mains suppo­­­­­sés chan­­­­­ter ? « Nous sommes pris dans un monde de soli­­­­­tudes, mais il y a dans nos veines une éner­­­­­gie qui cherche à nous redon­­­­­ner les uns aux autres. À trans­­­­­for­­­­­mer la discon­­­­­ti­­­­­nuité en conti­­­­­nuité, les petits points isolés en éten­­­­­due. En poli­­­­­tique comme en amour, cette éner­­­­­gie est, la plupart du temps, soigneu­­­­­se­­­­­ment conte­­­­­nue à l’in­­­­­té­­­­­rieur de cadres qui « orga­­­­­nisent » les liens qui nous unissent et qui empêchent les révo­­­­­lu­­­­­tions de prendre pied. Le couple. Nos insti­­­­­tu­­­­­tions poli­­­­­tiques. Les élec­­­­­tions. Comme s’il n’exis­­­­­tait pas mille autres manières d’en­­­­­trer passion­­­­­né­­­­­ment en contact les uns avec les autres. »

C’est cela que nous avons voulu explo­­­­­rer en inter­­­­­­­­­ro­­­­­geant ceux qui s’as­­­­­semblent pour dire non, pour dire stop, pour dire «  tout autre chose ». Pour dire « qu’un autre monde est possible ».

Arti­­­­­visme

Aujourd’­­­­­hui, on parle d’ar­­­­­ti­­­­­vis­­­­­me… Parce que l’art porte plus haut, dans sa manière de trans­­­­­cen­­­­­der le concret de tristes constats pour leur donner une portée. De nouvelles manières d’or­­­­­ga­­­­­ni­­­­­ser la révolte fleu­­­­­rissent. Des fêtes sauvages aux hackeurs sur Inter­­­­­net, en passant par des tenta­­­­­tives d’or­­­­­ga­­­­­ni­­­­­sa­­­­­tion poli­­­­­tique comme ce fut le cas avec Nuit debout, nos démo­­­­­cra­­­­­ties sont secouées par des grou­­­­­pe­­­­­ments à la créa­­­­­ti­­­­­vité vivi­­­­­fiante. Comme si l’ordre établi nécro­­­­­sait les mouve­­­­­ments citoyens qui jusque
là avaient agi effi­­­­­ca­­­­­ce­­­­­ment pour titiller les poli­­­­­tiques et les amener à remettre en ques­­­­­tion certaines mesures allant à l’en­­­­­contre du bien commun.

Ce sont aussi le phéno­­­­­mène des ZAD (zones à défendre, voir enca­­­­­dré page suivante). C’était déjà vrai dans les années septante lorsque dans la région de Couvin, un projet de barrage avait suscité un large mouve­­­­­ment citoyen asso­­­­­ciant dans un bel élan, des citoyens qui sans cela se seraient sans doute croi­­­­­sés sans jamais échan­­­­­ger. C’est ce que raconte le docu­­­­­men­­­­­taire « La bataille de l’Eau Noire ».4

Les normes tueuses de liber­­­­­tés ?

Pour secouer les certi­­­­­tudes, lutter contre les préju­­­­­gés, les idées reçues, les dérives dange­­­­­reuses, colère et agres­­­­­si­­­­­vité ont-elles plus d’im­­­­­pact ? L’art et la culture ont cela de puis­­­­­sant qu’ils nous renvoient en miroir la marche du monde en la réin­­­­­ven­­­­­tant pour en montrer les erre­­­­­ments. Dessi­­­­­ner d’autres chemins, n’est-ce pas cela aussi le sens de la fête ? Dont la limite sera celle d’un pouvoir en place avec un arse­­­­­nal répres­­­­­sif. On le voit au Chili, où les mani­­­­­fes­­­­­tants ont orga­­­­­nisé de grands orchestres dans la rue mais où une jeune clown, Daniela Carrasco surnom­­­­­mée El Mimo, mani­­­­­fes­­­­­tant paci­­­­­fique­­­­­ment, a connu une fin tragique.

Pratiquer l’hu­­­­­mour mili­­­­­tant comme lorsque nos collègues de Verviers préparent, en live,
leur recette de la soupe popu­­­­­liste. Montrer avec force l’ab­­­­­sur­­­­­dité du monde dans lequel on vit, c’est aussi le « travail » des cari­­­­­ca­­­­­tu­­­­­ristes. « Face à la montée des ténèbres, avant que la nuit tombe, il va falloir rallu­­­­­mer les lumières », remarque Jean-Michel Ribes, le direc­­­­­teur du théâtre du Rond-Point à Paris qui a inti­­­­­tulé l’une de ses saisons théâ­­­­­trales : « Le rire de résis­­­­­tance »5.

Parler d’amour

La fête, le rire, le lâcher-prise sont proches de la remise en cause du système mais, si le carna­­­­­val avait un rôle codi­­­­­fié d’exu­­­­­toire, il n’au­­­­­to­­­­­ri­­­­­sait pas  de débor­­­­­de­­­­­ments qui bous­­­­­culent l’ordre public. La reli­­­­­gion, chose suppo­­­­­sée sérieuse, a elle aussi ses fêtes, ses céré­­­­­mo­­­­­nies, ses rituels. Emile Durkheim insiste sur l’as­­­­­pect récréa­­­­­tif de la reli­­­­­gion.

Mais la fête qui rassemble les mili­­­­­tants autour de valeurs à défendre, d’un idéal de société, de croyances iden­­­­­tiques, ne serait-elle pas une manière de reven­­­­­diquer aussi un droit à la fête ? Celle qui porte en elle une force de chan­­­­­ge­­­­­ment, comme une invi­­­­­ta­­­­­tion lancée à ceux qui vivent enfer­­­­­més dans un carcan étroit, celle qui célèbre la vie telle qu’on la rêve. A l’heure où l’ex­­­­­trême droite gagne du terrain, reven­­­­­diquer par la fête est une manière de se réap­­­­­pro­­­­­prier une parole sans violence, en témoi­­­­­gnant de la créa­­­­­ti­­­­­vité posi­­­­­tive dont l’hu­­­­­main est capable.

Pour aller plus loin :

Florence Aube­­­­­nas et Miguel Bena­­­­­sayag, Résis­­­­­ter, c’est créer (La Décou­­­­­verte, 2002).
Jérémy Sini­­­­­ga­­­­­glia, « Jacques Ion, Spyros Fran­­­­­guia­­­­­da­­­­­kis, Pascal Viot, Mili­­­­­ter aujourd’­­­­­hui », Ques­­­­­tions de commu­­­­­ni­­­­­ca­­­­­tion, 9, 2006. http://jour­­­­­nals.opene­­­­­di­­­­­tion.org/ques­­­­­tions­­­­­de­­­­­com­­­­­mu­­­­­ni­­­­­ca­­­­­tion


1. Cathe­­­­­rine Dorion, Les luttes fécondes. Libé­­­­­rer le désir en amour et en poli­­­­­tique, Coll.
Docu­­­­­ments, Atelier 10, UQAM. Cathe­­­­­rine Dorion est diplô­­­­­mée en art drama­­­­­tique, en rela­­­­­tions inter­­­­­­­­­na­­­­­tio­­­­­nales.
2. Emile Durkheim (1858–1917) est consi­­­­­déré comme l’un des fonda­­­­­teurs de la socio­­­­­lo­­­­­gie
française. Il a intro­­­­­duit le terme de conscience collec­­­­­tive et de lien social.
3. Le prin­­­­­temps érable, c’est le nom donné aux événe­­­­­ments, mouve­­­­­ments sociaux et pertur­­­­­ba­­­­­tions induits par la grève étudiante québé­­­­­coise, dans l’en­­­­­sei­­­­­gne­­­­­ment supé­­­­­rieur en 2012, en réponse à l’aug­­­­­men­­­­­ta­­­­­tion proje­­­­­tée des droits de scola­­­­­rité univer­­­­­si­­­­­taires.
4. La bataille de l’Eau Noire, docu­­­­­men­­­­­taire de Benja­­­­­min Hennot, 2015.
5. Paru dans Géné­­­­­ra­­­­­tions rebelles, Hors Série Le Monde, juillet-octobre 2014.