Analyses

L’em­ploi sous pres­sion (juin 2017)

Auteure : Chris­­­­­­­tine Stein­­­­­­­bach, Contrastes Juin 2017, p 3

Accéder à un emploi, exer­­­­­­­cer un métier, cela reste un objec­­­­­­­tif fonda­­­­­­­men­­­­­­­tal pour la plupart d’entre nous. Mais quels emplois et quels métiers aura-t-on demain ? Dans quelles condi­­­­­­­tions ? L’em­­­­­­­ploi et le travail connaissent des évolu­­­­­­­tions qui semblent si profondes et si rapides, qu’elles nous amènent à remettre en ques­­­­­­­tion notre rapport au travail. Pour le meilleur comme pour le pire.

Chaque matin à 7h15, Sonia prend le métro pour se rendre à son travail. Dans la foule compacte qui s’as­­­­­­­sied ou s’ac­­­­­­­croche aux mains courantes, Sonia saisit au vol un échange entre deux passa­­­­­­­gers : « aujourd’­­­­­­­hui, ma to-do list est full, et je dois encore checker mon Prezi pour la team sur l’e-repu­­­­­­­ta­­­­­­­tion  de la boite ». Sonia sent monter une boule de stress parce que le sens de ces mots lui échappe. Or ils font désor­­­­­­­mais partie de l’or­­­­­­­di­­­­­­­naire. A son travail aussi, dans la grande distri­­­­­­­bu­­­­­­­tion, l’évolu­­­­­­­tion des programmes infor­­­­­­­ma­­­­­­­tiques a changé du tout au tout la gestion des stocks, l’or­­­­­­­ga­­­­­­­ni­­­­­­­sa­­­­­­­tion du travail, le langage utili­­­­­­­sé… et les rapports entre collègues. On perd la maîtrise de ses tâches tandis que les rythmes s’ac­­­­­­­cé­­­­­­­lèrent et que la direc­­­­­­­tion rappelle par périodes les objec­­­­­­­tifs de perfor­­­­­­­mance. Et au fond, quand elle y pense, vendre toujours plus de pulls, au fond, à quoi ça sert ?

Burn out et « jobs de merde »

Atten­­­­­­­tion ! A ce stade de la réflexion, le burn-out menace ! Cette mala­­­­­­­die en expan­­­­­­­sion semble avoir un lien étroit avec l’im­­­­­­­pres­­­­­­­sion d’un manque de sens dans l’exer­­­­­­­cice de son métier. Le burn-out appa­­­­­­­raît comme l’un des facteurs qui, aujourd’­­­­­­­hui, tendent à modi­­­­­­­fier nos percep­­­­­­­tions du travail. Peut-être comme symp­­­­­­­tôme d’une aspi­­­­­­­ra­­­­­­­tion trop négli­­­­­­­gée : le désir d’exer­­­­­­­cer un emploi qui a du sens, de l’uti­­­­­­­lité, une valeur intrin­­­­­­­sèque. Mais aussi comme résul­­­­­­­tat d’un type de mana­­­­­­­ge­­­­­­­ment qui fonc­­­­­­­tionne tel un rouleau compres­­­­­­­seur. Le nombre de victimes et les dégâts qu’il provoque sont tels que, depuis 2014, le burn out est pris en compte dans le cadre de la préven­­­­­­­tion des acci­­­­­­­dents du travail et des mala­­­­­­­dies profes­­­­­­­sion­­­­­­­nelles en Belgique.

La crise de sens menace proba­­­­­­­ble­­­­­­­ment plus d’un travailleur coincé dans ce qu’on appelle des « bull­­­­­­­shit jobs », ou jobs de merde ou jobs « à la con ». Il s’agit d’un concept récent.  En 2013, dans le maga­­­­­­­zine de la gauche radi­­­­­­­cale britan­­­­­­­nique Strike !, l’an­­­­­­­thro­­­­­­­po­­­­­­­logue et écono­­­­­­­miste améri­­­­­­­cain David Grae­­­­­­­ber décrit ce qu’il a baptisé le « phéno­­­­­­­mène des jobs à la con ». C’est «  l’alié­­­­­­­na­­­­­­­tion de la vaste majo­­­­­­­rité des travailleurs de bureau, amenés à dédier leur vie à des tâches inutiles et vides de sens, tout en ayant plei­­­­­­­ne­­­­­­­ment conscience de la super­­­­­­­­­­­­­fi­­­­­­­cia­­­­­­­lité de leur contri­­­­­­­bu­­­­­­­tion à la société ».

Il écrit ceci : « Dites ce que vous voulez à propos des infir­­­­­­­mières, de éboueurs ou des méca­­­­­­­ni­­­­­­­ciens, mais s’ils venaient à dispa­­­­­­­raître dans un nuage de fumée, les consé­quences seraient immé­­­­­­­diates et catas­­­­­­­tro­­­­­­­phiques. Un monde sans profs ou sans dockers serait bien vite en diffi­­­­­­­culté, et même un monde sans auteur de science-fiction ou sans musi­­­­­­­cien de ska serait clai­­­­­­­re­­­­­­­ment un monde moins inté­­­­­­­res­­­­­­­sant. En revanche, il n’est pas sûr que le monde souf­­­­­­­fri­­­­­­­rait de la dispa­­­­­­­ri­­­­­­­tion des direc­­­­­­­teurs géné­­­­­­­raux d’en­­­­­­­tre­­­­­­­prises, des lobbyistes, des assis­­­­­­­tants en rela­­­­­­­tion presse, télé­­­­­­­mar­­­­­­­ke­­­­­­­teurs, huis­­­­­­­siers de justice ou consul­­­­­­­tants légaux. Beau­­­­­­­coup soupçonnent même que la vie s’amé­­­­­­­lio­­­­­­­re­­­­­­­rait gran­­­­­­­de­­­­­­­ment ». Admet­­­­­­­tons-le : sans avoir fait le tour, il y a déjà du monde ! Le phéno­­­­­­­mène des boulots inutiles entre par consé­quent dans la liste des facteurs contem­­­­­­­po­­­­­­­rains qui nous amènent à reques­­­­­­­tion­­­­­­­ner notre rapport au travail. 

Uber, Zora et Cie

Les phéno­­­­­­­mènes de l’ubé­­­­­­­ri­­­­­­­sa­­­­­­­tion et de la robo­­­­­­­ti­­­­­­­sa­­­­­­­tion sont deux autres facteurs de boule­­­­­­­ver­­­­­­­se­­­­­­­ments dans le monde de l’em­­­­­­­ploi et du travail. Le mot ubéri­­­­­­­sa­­­­­­­tion vient de l’en­­­­­­­tre­­­­­­­prise Uber qui a géné­­­­­­­ra­­­­­­­lisé à l’échelle plané­­­­­­­taire un service en ligne de voitures de tourisme avec chauf­­­­­­­feur. Ces chauf­­­­­­­feurs ne sont pas consi­­­­­­­dé­­­­­­­rés comme des sala­­­­­­­riés mais comme des « auto-entre­­­­­­­pre­­­­­­­neurs ». Un moyen parmi dautres pour Uber, qui concur­­­­­­­rence les taxis, desqui­­­­­­­ver les légis­­­­­­­la­­­­­­­tions

Aujourd’­­­­­­­hui, grâce aux nouvelles tech­­­­­­­no­­­­­­­lo­­­­­­­gies, toutes sortes de services peuvent être propo­­­­­­­sés par des plate­­­­­­­formes numé­­­­­­­riques. Elles mettent en contact direct des personnes – souvent des profes­­­­­­­sion­­­­­­­nels d’une part et des clients d’autre part – via Inter­­­­­­­net. Le philo­­­­­­­sophe Edgar Szoc racon­­­­­­­tait, lors d’un débat à Verviers, avoir testé une plate­­­­­­­forme sur inter­­­­­­­­­­­­­net où l’on peut faire appel à des traduc­­­­­­­teurs. Ce qui s’y passe n’est ni plus ni moins que la mise aux enchères du travail sur une échelle inter­­­­­­­­­­­­­na­­­­­­­tio­­­­­­­nale : vous deman­­­­­­­dez à quel prix votre texte peut être traduit pour telle date ; et vous choi­­­­­­­sis­­­­­­­sez la meilleure offre. Dans le cas cité, un inter­­­­­­­­­­­­­lo­­­­­­­cu­­­­­­­teur de l’Eu­­­­­­­rope de l’Est avait proposé à Edgar Szoc d’exé­­­­­­­cu­­­­­­­ter la traduc­­­­­­­tion pour 100€, tâche pour lequel lui-même aurait norma­­­­­­­le­­­­­­­ment demandé 1.000 €

Ubéri­­­­­­­sa­­­­­­­tion de l’em­­­­­­­ploi donc, mais aussi robo­­­­­­­ti­­­­­­­sa­­­­­­­tion du travail. Bien sûr, l’ar­­­­­­­ri­­­­­­­vée de machines n’est pas une nouveauté. Mais ici aussi, le déve­­­­­­­lop­­­­­­­pe­­­­­­­ment des tech­­­­­­­no­­­­­­­lo­­­­­­­gies et du numé­­­­­­­rique font prendre à cette robo­­­­­­­ti­­­­­­­sa­­­­­­­tion un nouveau tour­­­­­­­nant et une ampleur inédite. Jusqu’à voir un petit robot à silhouette humaine, prénommé Zora, se mouvoir dans les salles d’une maison de repos pour échan­­­­­­­ger quelques phrases stéréo­­­­­­­ty­­­­­­­pées avec les rési­­­­­­­dents et diri­­­­­­­ger une leçon de danse !1

Dans quelle mesure la robo­­­­­­­ti­­­­­­­sa­­­­­­­tion et la numé­­­­­­­ri­­­­­­­sa­­­­­­­tion crois­­­­­­­sante des acti­­­­­­­vi­­­­­­­tés pèsent-elles sur le deve­­­­­­­nir de l’em­­­­­­­ploi ? Certains écono­­­­­­­mistes annoncent que la moitié des métiers que nous connais­­­­­­­sons auront disparu d’ici 20 ans. Mais cette pers­­­­­­­pec­­­­­­­tive provient d’une unique étude améri­­­­­­­caine (Frey et Osborne, Oxford, 2013) reprise telle quelle dans maints pays, alors qu’elle mélange emplois, tâches et métiers. Gérard Valen­­­­­­­duc, de la Fonda­­­­­­­tion Travail-Univer­­­­­­­sité, invite à prendre un peu de recul face aux cris les plus alar­­­­­­­mistes. Parce que les métiers et les tâches évoluent aussi et parce que « tout ce qui est auto­­­­­­­ma­­­­­­­ti­­­­­­­sable n’est pas forcé­­­­­­­ment auto­­­­­­­ma­­­­­­­tisé ».2 Une autre étude, plus nuan­­­­­­­cée (Arntz & al., 2016) prévoit des pertes d’em­­­­­­­plois entre 8 et 12% pour 21 pays de l’OCDE.

Exclure les gens au profit des robots ?

En même temps, on respon­­­­­­­sa­­­­­­­bi­­­­­­­lise à outrance les deman­­­­­­­deurs d’em­­­­­­­ploi. En 2014, le gouver­­­­­­­ne­­­­­­­ment fédé­­­­­­­ral a fran­­­­­­­chi sans complexe une nouvelle étape dans la chasse aux chômeurs, avec la dégres­­­­­­­si­­­­­­­vité accrue des allo­­­­­­­ca­­­­­­­tions de chômage et l’ex­­­­­­­clu­­­­­­­sion d’un nombre impor­­­­­­­tant de deman­­­­­­­deurs d’em­­­­­­­ploi du système. C’est un peu comme si, consta­­­­­­­tant qu’il y a de plus en plus de robots, on ne sait plus quoi faire des gens !

Et surtout, la révo­­­­­­­lu­­­­­­­tion numé­­­­­­­rique qui sous-tend l’ubé­­­­­­­ri­­­­­­­sa­­­­­­­tion et la robo­­­­­­­ti­­­­­­­sa­­­­­­­tion est une révo­­­­­­­lu­­­­­­­tion silen­­­­­­­cieuse. On n’en parle guère sous l’angle poli­­­­­­­tique, c’est-à-dire en la ques­­­­­­­tion­­­­­­­nant comme choix de société. On la présente plutôt comme une évidence inéluc­­­­­­­table, à laquelle on ne peut que s’adap­­­­­­­ter (compre­­­­­­­nez : se plier). Mais derrière cette posture d’im­­­­­­­puis­­­­­­­sance se construit un projet de société qui se passe volon­­­­­­­tiers de tout débat public : la remar­­­­­­­chan­­­­­­­di­­­­­­­sa­­­­­­­tion du travail et la destruc­­­­­­­tion des protec­­­­­­­tions de l’em­­­­­­­ploi.

Et pour­­­­­­­tant… le numé­­­­­­­rique et la robo­­­­­­­ti­­­­­­­sa­­­­­­­tion peuvent aussi bien servir un autre projet, un projet de progrès social partagé, qui passe par le déve­­­­­­­lop­­­­­­­pe­­­­­­­ment des services aux personnes, et par la réduc­­­­­­­tion collec­­­­­­­tive du temps de travail : travailler moins, travailler tous et vivre mieux. Et même, pourquoi pas, travailler à des choses utiles, qui font sens pour nous, qui ne nous brisent pas l’échine et qui nous plaisent. Dans ce sens, les phéno­­­­­­­mènes de burn-out et de jobs inutiles et leurs consé­quences drama­­­­­­­tiques ont ceci de précieux qu’ils forcent le ques­­­­­­­tion­­­­­­­ne­­­­­­­ment sur le sens du travail et donc aussi sur celui de la produc­­­­­­­tion.

L’éco­­­­­­­no­­­­­­­miste John Maynard Keynes avait prédit en 1930 que les avan­­­­­­­cées tech­­­­­­­no­­­­­­­lo­­­­­­­giques permet­­­­­­­traient d’ici la fin du 20e siècle de réduire le temps de travail hebdo­­­­­­­ma­­­­­­­daire à 15 heures par semaine. Espé­­­­­­­rons qu’il ne s’est trompé que d’un siècle ! 

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1 Voir sur Youtube le repor­­­­­­­tage BFM « Zora, le robot qui fait danser les seniors en maison de retraite ». Pour y accé­­­­­­­der, taper : « Zora robot ».
2. Lors d’un exposé « Le travail et l’em­­­­­­­ploi face à la numé­­­­­­­ri­­­­­­­sa­­­­­­­tion de l’éco­­­­­­­no­­­­­­­mie » présenté à la Semaine sociale du MOC d’avril 2017 « Sens et avenir du travail ». Diapo­­­­­­­rama dispo­­­­­­­nible sur : http://www.moc-site.be/images/stories/2017/Semaine_sociale/ssw-b-2017-prsen­­­­­­­ta­­­­­­­tion-3-Grard-Valen­­­­­­­duc.pdf

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