Quand internet brouille les cartes de l’information (février 2017)
Auteure : Claudia Benedetto, Contrastes février 2017, p6 à 9
Fake news, intox, rumeurs… circulent sur la toile. Nous pouvons tous aujourd’hui diffuser une information mais sommes-nous tous pour autant qualifiés pour le faire ? Le journaliste doit faire face à un nouvel enjeu crucial : pour la première fois dans l’histoire, il n’est plus perçu comme le seul gardien de l’information. Il doit faire face à une crise de légitimité, à une méfiance du public vis-à-vis de sa fonction. Mais comment en sommes-nous arrivés là ?
Les théories du complot et autres rumeurs ont toujours existé. Il est vrai que l’arrivée d’internet a permis notamment à ces théories de toucher un public plus large mais il n’empêche qu’elles existaient déjà. En revanche, ce qui est nouveau, c’est qu’un haut représentant comme le président des Etats-Unis affiche clairement son mépris pour les faits et pour les journalistes dans leur ensemble. Il leur a déclaré la guerre en les faisant passer pour des menteurs. Et l’argument a fait mouche auprès d’une partie du public.
La première règle énoncée dans le code belge de déontologie journalistique s’intitule “Informer dans le respect de la vérité”. Celle-ci aborde notamment la vérification des sources. Un article attire l’attention à l’heure où la notion même de faits est mise à mal : « Les journalistes font clairement la distinction aux yeux du public entre les faits, les analyses et les opinions ».
7 milliards de journalistes ?
A en juger par la définition faite par ce même code, « Est journaliste toute personne qui contribue directement à la collecte, au traitement éditorial, à la production et/ou à la diffusion d’informations, par l’intermédiaire d’un média, à destination d’un public et dans l’intérêt de celui-ci. » D’un premier abord, cela semble être dans les cordes de tout le monde. Pour la plupart d’entre nous, diffuser une information est devenu chose courante grâce à l’avènement du smartphone. Comme le dit Nathalie Dolé 1, « le public est devenu producteur, source, correcteur, commentateur, bientôt prescripteur… ». Mais il ne réalise pas systématiquement des tâches pourtant essentielles : la vérification des sources, leur recoupement, la confrontation d’avis divergents… N’est pas journaliste qui veut !
L’accès à ces technologies facilite une liberté d’expression incomparable. On est passé progressivement d’une relation à sens unique (émetteur->récepteur) à une relation à double entrée (émetteur<—>récepteur) avec l’arrivée notamment du courrier des lecteurs qui permettait à ces derniers de réagir à l’actualité, de la commenter. Tout s’est accéléré avec l’arrivée d’internet et des réseaux sociaux. Le dispositif des réseaux sociaux n’est pas conçu au départ pour la presse et l’actualité. Mais les journalistes vont se saisir de ce nouvel outil de diffusion d’information. Pour certains, ce dernier doit être complémentaire au travail de terrain mais ne doit en aucun cas le remplacer. Les réseaux sociaux ont pour avantage de faciliter grandement le travail du reporter qui arrivera à joindre plus facilement une source qu’auparavant. Ils sont d’autant plus utiles pour les reporters qui se rendent à l’étranger. Les journalistes les utilisent également pour recueillir du témoignage, diffuser leurs infos, faire de la promo, traiter les messages d’alerte, chercher une idée de sujet, identifier les tendances, avoir des suggestions d’angles.
L’immédiateté de l’information qui s’est accrue avec l’arrivée des réseaux sociaux a des effets pervers bien connus : le traitement de flux quasi infini d’informations complique la tâche du journaliste dans son travail de tri et de vérification. Ce qui risque d’augmenter sa charge de travail. Autre conséquence à déplorer ; les erreurs liées à un manque de prise de distance par rapport aux faits bruts qui défilent sur les écrans. La tentation est grande de se laisser bercer par la facilité et de vérifier plus tard.
Le journaliste est également redevable envers le public qui lui transmet des informations et lui suggère des idées de sujets. Le public n’attend plus sagement que l’information lui soit transmise, il demande des comptes au journaliste et le critique publiquement. Il participe pleinement au processus de production de l’information.
Pour la première fois dans l’histoire, toute personne peut désormais constituer son propre média en créant son site ou son blog. L’accès à une information gratuite sur internet alimente le fantasme du journaliste citoyen2. En rendant une information gratuite, on a en même temps déprécié le travail de journaliste et contribué ainsi à la dévalorisation du métier. Les médias ont par la suite – assez tardivement – rectifié le tir en proposant une offre d’informations unique (payante) ou mixte (gratuite et payante). Mais il est difficile de modifier en profondeur les comportements déjà bien enracinés des internautes.
Faits, rumeurs et intox
Le rapport à l’information a profondément changé. L’ère du « Tout, tout de suite » et de l’instantanéité de l’information provoque un électrochoc dans les pratiques journalistiques. Et accentue la concurrence, la pression de « qui va sortir en premier l’information ? » Quand la place dévolue à la vérification des informations s’amenuise, les erreurs et approximations pointent le bout de leur nez. Ce piège jette le discrédit sur la profession et relègue le journaliste au plan de scribe au service du Pouvoir. La méfiance est de mise. La confusion s’installe. La nébuleuse qu’est la toile fait cohabiter fausses informations et informations vérifiées. Comment s’y retrouver ? Qui dit la vérité ?
La campagne électorale de Donald Trump en est l’exemple criant. Même les faits avérés sont présentés comme des données relatives. Et d’autant plus, à une époque où l’establishment, les institutions traditionnelles (partis politiques classiques, médias traditionnels) sont profondément remis en question, voire même rejetés par l’opinion. Les chiffres ne suffisent plus pour convaincre de la véracité d’un fait. Aujourd’hui, on fait davantage confiance à une information partagée par un « ami » que par une information issue d’un organe de presse ! Ce qui laisse un boulevard à ceux qui souhaitent entretenir la confusion pour des raisons obscures.
La méfiance envers les médias traditionnels est en réalité un rejet de la norme. « Les individus ne perçoivent plus les informations en tant que telles mais comme des injonctions qu’ils ne supportent plus. C’est la responsabilité des élites qui ont trop souvent présenté leur parole comme des évidences, des vérités inquestionnables. » explique Michael Foessel, philosophe lors d’un débat organisé par le quotidien français Libération sur la post-vérité.
Daniel Schneidermann, journaliste et chroniqueur à Arrêt sur images, qui faisait aussi partie du débat, pointe lui une autre raison de la méfiance : Les principaux médias ont défendu une idéologie et une politique économique : celles du libre-échange et de la mondialisation heureuse. Mais certaines personnes subissent cette idéologie. Selon lui, la concentration financière des groupes de presse contribue un peu plus à l’uniformisation de l’information et accentue la pression sur l’indépendance des médias. Il estime qu’internet permet de rééquilibrer la donne car les minorités peuvent s’y exprimer.
Tous ces changements peuvent en réalité représenter une formidable opportunité pour les journalistes. Cela les pousse à questionner leurs pratiques, à se réinventer. Face aux divagations conscientes de Donald Trump, les médias américains s’interrogent sur la méthode à adopter vis-à-vis de la Maison blanche. Vont-ils accepter de relayer les mensonges du président, ou au contraire vont-ils essayer d’obtenir les informations par un autre biais, de chercher de nouvelles sources, revenir aux fondamentaux du journalisme d’investigation ? La chaine d’information CNN par exemple a décidé de ne pas diffuser la première déclaration à la presse du porte-parole de la Maison blanche. Mais est-ce judicieux ? Cela va-t-il alimenter un peu plus les complotistes ou au contraire revaloriser le métier ?
Certains représentants politiques ont une responsabilité dans l’étiolement du rapport aux faits, qu’ils n’hésitent pas à qualifier de mensonges. Un article publié sur le site du journal Le Monde3 relate un évènement pour le moins interpellant. Pendant la campagne du Brexit l’année dernière, le camp du OUI à une sortie de l’UE a propagé plusieurs intox parmi lesquelles celle du bénéfice financier pour le Royaume-Uni de sortir de l’UE. Cet argument a largement été contesté dans les médias. Mais il était trop tard, l’intox avait déjà fait son bout de chemin. Cet exemple montre clairement que lorsqu’il y a une crise de confiance dans les institutions, ce n’est jamais bon pour la démocratie. Qui croire ? Nous n’avons jamais eu accès à autant d’informations, nous jonglons au quotidien avec des informations et pourtant, nous ne sommes pas encore suffisamment préparés, entraînés à faire face à ce flux infini.
Beaucoup de gens s’informent uniquement sur Facebook, en particulier les jeunes de 18–35 ans.
Ce qui peut être un problème. Là où un journal expose les différents points de vue liés à un évènement, le réseau social, lui, nous enferme dans notre bulle. Facebook fonctionne avec un algorithme qui fait apparaitre en priorité les informations qui sont susceptibles de nous intéresser. Ce qui laisse peu de place pour la confrontation des points de vue, le débat d’idées.
Comme le dit Jon Henley, journaliste au quotidien britannique The Guardian, Facebook est le plus grand éditeur d’informations au monde puisque c’est une plateforme qui héberge les productions de ses membres. C’est une énorme caisse de résonnance, un outil qui peut être au service de la manipulation. Mais le véritable problème se situe au niveau de la fachosphère et des sites de désinformation.
L’épreuve que traverse le journalisme aujourd’hui témoigne surtout d’une société malade où les citoyens déçus par les institutions classiques – parfois à juste titre – veulent du changement. Populismes et autres simplismes gagnent en crédibilité. Pour contrecarrer ce phénomène, il ne suffit évidemment pas de revaloriser le métier de journaliste dans les yeux de l’opinion. Les politiques ont aussi leur part de responsabilité. Aujourd’hui, les uns et les autres ne peuvent plus ignorer l’ampleur de la désillusion qui leur est adressée. Et devront réagir en conséquence.
Comment rétablir la confiance ?
Le monde médiatique est en pleine réflexion pour combattre les fausses informations qui circulent sur Internet afin de rétablir une certaine légitimité de leur profession auprès de l’opinion publique. La question n’est pas neuve mais il devient urgent de s’en saisir. La balle est dans le camp des journalistes mais aussi du public…
La première tâche est celle de la réhabilitation des faits. C’est ce qu’on appelle Le Fact checking ou la vérification de données. C’est le cas des décodeurs sur le Monde.fr depuis 2007 ou encore de Libé Désintox. Le but est de décortiquer, analyser une déclaration ou des chiffres. Ou encore de vérifier si des photos ou vidéos ne sont pas détournées de leur sens premier ou truquées. Et de dire clairement si c’est vrai ou faux ou plus nuancé que ça ne l’est présenté.
Difficile de se prononcer sur l’efficacité du fact checking. Mais comme le pointe le philosophe Michael Foessel lors d’un débat organisé par le quotidien français Libération sur la post-vérité, ce qui est tout aussi important que le fact checking, c’est d’expliquer les stratégies de communication qui se cachent derrière le dévoilement d’une information, ses motivations.
Les médias tentent également d’améliorer les échanges avec leurs confrères sur la vérification des données, faire des alliances stratégiques pour combattre les fausses informations semble nécessaire. La coalition First Draft (2015) en est un exemple. Celle-ci rassemble des organes de presse internationaux, des réseaux sociaux, des ONG des droits de l’homme et vise à échanger sur les bonnes pratiques à adopter face aux informations qui circulent sur internet et se présente comme un réseau d’échanges et de réflexion.
Ils cherchent aussi à développer des « outils pédagogiques » qui permettent de dénicher les sites de fausses informations. Par exemple, l’initiative Décodex lancée tout récemment par le quotidien Le Monde est une sorte de boite à outils qui a pour objectif d’analyser la pertinence et la fiabilité de 600 sites internet français, allemands anglais et américains. Il propose un classement par type de site (parodique, sites collectifs, sites complotistes, mensongers, trompeurs, sites peu fiables ou très orientés, sites très fiables).
Décodex met gratuitement à disposition un moteur de recherche qui permet de se renseigner sur un site. Il permet aux utilisateurs de Google Chrome et Firefox d’être avertis lorsqu’ils liront un article venant de l’un des sites recensés ; et enfin un bot (robot) sur la messagerie Messenger de Facebook donnera aux internautes des réponses automatiques sur les sites qu’ils veulent vérifier et des conseils sur la manière de vérifier l’information.
D’autres démarches journalistiques peuvent grandement contribuer à les rapprocher du public. Lesquelles ?
Combattre les abstractions. Pour le philosophe Michaël Foessel, « une des dimensions de la riposte aux mensonges, c’est évidemment de rétablir les faits mais c’est aussi par exemple, à côté du combat des chiffres sur le nombre de réfugiés, de raconter leur histoire, afin qu’on puisse se les représenter (…). Les journalistes doivent combattre les abstractions que comportent de tels discours en mettant des visages sur les migrants. Car sous les abstractions des discours populistes peuvent se cacher des monstruosités… ».
Se questionner sur la notion d’impartialité. Faut-il la brandir fièrement ou au contraire reconnaitre que le journaliste a un point de vue sur le sujet qu’il traite mais qu’il garantit que son boulot (collecte, tri, sélection, pluralisme des sources…) sera fait correctement avec le souci de l’honnêteté intellectuelle comme arrière fond ?
Mieux « cohabiter » avec le public, l’intégrer dans certaines étapes de production de l’information. Par exemple, en 2009 lors de la couverture du décès d’un homme lors d’une manifestation d’opposants au G20 à Londres par le quotidien britannique The Guardian, les journalistes ont notamment mené une partie de leur investigation sur les réseaux sociaux. « En fouinant à la fois sur le terrain mais aussi dans les réseaux sociaux et du côté des militants, nous avons découvert ce qui s’était passé dans les 30 dernières minutes avant la mort du gars. En tant que journalistes, on s’est intégré dans ce groupe, on a cherché avec eux… Et à la fin on a récupéré une vidéo dans laquelle on voit l’homme se faire attaquer par la police.1 » C’est ce qu’on appelle l’open journalisme ou coproduction de l’information. Il fait référence à une autre manière « de produire, d’actualiser, de contextualiser, de mettre en débat les informations. Mais les journalistes restent maîtres sur le contenu et sur la démarche. » Le New York Times collabore aussi avec des citoyens quand il est difficile d’avoir accès aux sources comme pour le conflit syrien.
Accentuer la transparence dans la démarche journalistique. Cela consiste à rendre public tout le travail qui a été réalisé par le journaliste avant d’aboutir à sa conclusion. Le but étant de crédibiliser tout le processus journalistique. Et calmer les visées complotistes. Certains le font déjà en rendant publiques des données brutes.
Demander le soutien financier du public. Prôner une presse libre auprès de l’opinion, c’est aussi lui demander de participer à son financement en souscrivant un abonnement à la presse papier ou internet. Car une presse de qualité a un coût.
Promouvoir le journalisme d’investigation. Les initiatives comme Médor peuvent concourir à redorer le blason des journalistes. On assume ici le fait de prendre le temps qu’il faut pour mener des enquêtes et on n’hésite pas à faire de longs articles qui expliquent les tenants et aboutissants d’un sujet. Autre exemple : le Consortium international des journalistes d’investigation, qui regroupe notamment des journalistes de différents médias tels que Le Soir, Knack ou De Tijd, a permis de révéler les scandales fiscaux des SwissLeaks, LuxLeaks et des Panama Papers. Ces initiatives contribuent à Réhabiliter un certain respect du journalisme comme garant de la démocratie.
1Journalistes et réseaux sociaux : évolution ou révolution ? Nathalie Dolé coll. Journalisme responsable, éditions Alliance internationale des journalistes, p. 32, octobre 2012.
A méditer…
Pour la plupart d’entre nous, diffuser une information est devenue chose courante. Le spectateur-lecteur devient à son tour acteur, émetteur d’informations L’avènement du smartphone et la place toujours plus importante occupée par les réseaux sociaux pour communiquer, ont profondément modifié le rapport au traitement d’une information. Le travail journalistique exige cependant des tâches essentielles telles que la vérification des sources, leur recoupement, la confrontation d’avis divergents.
Est-il donné à tout le monde de s’improviser journaliste ? Quelles balises se donne-t-on avant de diffuser ou relayer une information, que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans les revues associatives, par exemple ?
1. Journalistes et réseaux sociaux : évolution ou révolution ? Nathalie Dolé coll. Journalisme responsable, éditions
Alliance internationale des journalistes, p. 26, octobre 2012.
2. Certains préfèrent l’expression de journalisme participatif ou journalisme ordinaire. Ces terminologies font référence à « L’intervention de non-professionnels du journalisme dans la production et la diffusion d’informations d’actualité sur Internet. » Création, contribution, recommandation : les strates du journalisme participatif, Franck Rebillard, Les cahiers du journalisme, 2011.
3. Quand le débat démocratique se passe de faits, Samuel Laurent, 2 juillet 2016.
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