Mesures sécuritaires – Rien à cacher, rien à craindre ? (avril 2017)
Auteure : Monique Van Dieren, Contrastes avril 2017, p6
Depuis les premiers attentats de Paris en janvier 2015, le gouvernement belge a adopté une série de mesures visant à renforcer la sécurité en rue, améliorer le travail des services de renseignements et de surveillance, réprimer plus durement les activités (ou intentions d’activités) terroristes.
L’objectif : mieux protéger la population. Mais qu’en est-il du respect des libertés fondamentales et de l’Etat de droit ? On est en droit de se poser la question.
Les premières mesures de lutte contre le radicalisme datent de 2004 et en 2005, un plan de lutte contre la radicalisation avait été adopté. Mais au rythme des attentats qui se sont produits en 2015 et 2016 à Paris et Bruxelles, le gouvernement a accéléré la mise en place d’une série de mesures, parfois prises dans la précipitation et sans analyse de leur impact réel.
12 mesures
Après les attentats à Charlie Hebdo en janvier 2015, 12 mesures ont été décidées1. Parmi celles-ci, la possibilité d’incriminer de personnes qui vont ou qui viennent de l’étranger dans l’intention de commettre un acte terroriste.
L’arrestation sur base d’une intention est l’élément nouveau de cette mesure. Les dispositifs pour détecter ces intentions ont été élargis, notamment le recours plus systématique aux écoutes téléphoniques. La présence de militaires en rue est également décidée.
D’autres mesures concernent la déchéance de nationalité belge et pour les auteurs d’infraction terroriste et leurs complices sans limitation de durée, le retrait provisoire de la carte d’identité sur base d’un avis de l’OCAM, le refus de délivrer un passeport à des personnes “qui présentent un risque pour le maintien de l’ordre public et la sécurité nationale, ou si le demandeur est sur le point de se rendre dans une région où une organisation terroriste est active”.
Le législateur a également élargi les compétences du Commissariat général aux réfugiés et les critères de refus d’octroi du statut de réfugié et a décidé de mesures pour réformer les structures du Renseignement et de la Sécurité.
En matière de lutte contre le radicalisme, épinglons les mesures qui concernent le recrutement à des fins terroristes et la lutte contre la radicalisation en prison.
18 mesures
Une semaine après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, la Belgique est également sous le choc. Elle apprend que le commando qui a opéré est en réalité un réseau terroriste principalement basé dans notre pays. Le “Molenbeek- bashing” commence, et 18 nouvelles mesures sont adoptées au Parlement dès novembre 2015 (voir encadré).
Lors de la présentation de ces mesures au Parlement2, tant la majorité que l’opposition se sont accordées sur la nécessité d’un renforcement de la lutte contre le terrorisme. Cette dernière a toutefois regretté la précipitation avec laquelle ces mesures ont été adoptées et dont certaines posent question, notamment la modification de la loi sur la détention préventive et le respect des droits démocratiques fondamentaux tels que la liberté d’expression.
LES 18 MESURES POST-ATTENTATS FRANÇAIS
Des militaires supplémentaires dans les rues ; un renforcement des contrôles policiers aux frontières ; le renforcement des services de sécurité ; des perquisitions 24h sur 24 ; une garde à vue étendue à 72h ; la case prison directe pour les combattants revenant de l’étranger ; l’extension du port du bracelet électronique pour les personnes fichées par l’OCAM, l’enregistrement de tous les passagers dans les transports (avions et TGV) ; la suppression de l’anonymat
des cartes de téléphone prépayées ; l’extension du système de reconnaissance des plaques de voiture ; la mise en place d’un plan de prévention et de répression à Molenbeek (Plan Canal) ; la fermeture des sites internet prêchant la haine ; la fermeture des mosquées non reconnues qui appellent au Djihad ; une surveillance renforcée pour l’accès aux emplois sensibles ; un plan de prévention pour la commune de Molenbeek ; l’adaptation des législations sur l’état d’urgence ; des frappes aériennes contre Daesh en Syrie.
Après le 22 mars 2016
Après les attentats du 22 mars 2016 à Bruxelles, le gouvernement met un nouveau coup d’accélérateur dans la mise en place des 30 mesures décidées auparavant. A ce jour, la majorité d’entre elles sont d’application.
Cependant, deux mesures annoncées sont loin de voir le jour : le placement de bracelets électroniques pour les personnes radicalisées, qui pose des problèmes juridiques, et l’emprisonnement automatique des combattants qui reviennent de Syrie ou d’Irak car il faut pouvoir fournir des preuves que des faits délictueux ont été commis sur place. Enfin, l’extension de la garde à vue à 72h n’a pas encore été adoptée car elle nécessite une modification de la Constitution (et donc la majorité des 2/3 au Parlement) et qui est contestée notamment par la Ligue Belge des Droits de l’Homme.
Dès avril 2016, une Commission d’enquête parlementaire est constituée pour évaluer le fonctionnement des dispositifs d’assistance et de secours mis en place le 22 mars, ainsi que des services de sécurité (police, OCAM, services de renseignement, instances judiciaires). La décision d’y ajouter un troisième volet dans son travail a fait l’objet de longs débats au Parlement. Il concerne la lutte contre le radicalisme, autrement dit le volet préventif. Les travaux sont toujours en cours.
Mais le gouvernement n’en est pas resté là puisqu’il continue encore à modifier “en douce” certains dispositifs visant à renforcer la surveillance des individus, comme celui d’obliger les travailleurs sociaux des CPAS de briser le secret professionnel en dénonçant des comportements susceptibles d’être qualifiés de radicalisme.
Une autre mesure tout aussi contestable est celle d’expulser du territoire les étrangers soupçonnés de troubler l’ordre public, même s’il n’y a pas eu de condamnation. La porte ouverte à des abus de droits (plus de détails sur ces deux mesures en page 14).
Souriez, vous êtes fichés
Les deux mesures énoncées ci-dessus posent donc la question du respect des droits fondamentaux qui risquent d’être malmenés par les mesures de lutte contre le terrorisme. Pour la Ligue Belge des Droits de l’Homme (LBDH), “le maintien de l’ordre et la sécurité publique font partie des missions des autorités en charge de l’Etat. Si ces objectifs sont légitimes et souhaitables, ils deviennent questionnables si, pour des raisons sécuritaires, les détenteurs de cette autorité remettent en cause d’autres libertés fondamentales ou visent de manière discriminante des catégories spécifiques de la population”.3
La LBDH cite en exemple la création de banques de données personnelles ou encore la conservation de toutes les données électroniques par les opérateurs télécom pour un éventuel usage policier ou judiciaire.
La LBDH critique “le peu de zèle dont le gouvernement fait preuve dans la prévention des pratiques policières déviantes, ainsi que dans l’analyse en profondeur de la proportionnalité des législations antiterroristes au regard des risques manifestes de pratiques arbitraires et de violation des droits humains qu’elles portent en germe”4.
L’ONG Humans Rights Watch (HRW) a également recensé de nombreux abus policiers lors d’opérations “antiterroristes”. Elle a relevé 26 cas de violences abusives et au moins six lois et réglementations qui menacent les droits fondamentaux. Par exemple, la criminalisation des déplacements hors de la Belgique “avec une intention terroriste”, une formulation bien trop vague à ses yeux. Pour HRW, “des mesures inadaptées peuvent s’avérer contre-productives en sapant la confiance des citoyens envers l’Etat et en contribuant à créer des lignes de fracture au sein de la société, l’un des objectifs affichés du groupe terroriste Etat Islamique” 5.
Liberté d’expression malmenée
La LBDH met également en garde le danger d’entrave à la liberté d’expression. Parmi les dernières nouveautés législatives, celle du 3 août 2016 qui élargit le champ d’application de certaines infractions existantes, notamment celles “d’inciter directement ou indirectement à la perpétration d’actes terroristes”. Auparavant, le juge devait identifier clairement un risque de passage à l’acte dans les propos tenus. Aujourd’hui, une personne qui tient un discours pourrait être sanctionnée si le juge a le sentiment que ce discours pourrait inciter de manière directe ou indirecte à la réalisation d’actes terroristes, sans même qu’un risque de passage à l’acte ne soit évoqué ou identifié.
La LBDH souligne que de nombreuses voix s’étaient déjà élevées auparavant contre les dangers de cette incrimination qui laisse une grande marge d’appréciation au juge et risque de restreindre le droit à la liberté d’expression.
Jusqu’où la nécessaire protection des citoyens face à une menace terroriste peut-elle autoriser des restrictions sur les libertés de tout le monde ? L’exercice est évidemment délicat.
Mais de nombreux membres de l’opposition au Parlement ont fustigé le manque de temps laissé à la Commission d’enquête parlementaire pour étayer des propositions (par des auditions notamment). Beaucoup reprochent aussi au gouvernement d’accumuler des décisions sans prendre le temps de se donner une vision globale de lutte contre le terrorisme. Cette précipitation semble refléter davantage un besoin de prouver qu’on agit et de communiquer sur ces mesures, quitte à marquer la législation au fer rouge du « tout au sécuritaire ».
Le respect de l’Etat de droit implique le maintien d’une séparation nette entre les trois pouvoirs : l’exécutif (le gouvernement), le législatif (le Parlement), le judiciaire (la Justice). Or, de nombreuses mesures bafouent cette séparation et on constate que le gouvernement empiète de plus en plus sur les plates-bandes du pouvoir judiciaire en adoptant des lois juridiquement douteuses ou irréalisables (bracelet électronique, garde à vue, méthodes de recherches…). Le tout sous le regard parfois impuissant du Parlement dominé par des partis “sécuritaires” et dans lequel l’opposition a du mal à se faire entendre tant le sentiment de peur de la population rend difficilement audible toute critique des mesures sécuritaires, même au nom du respect des libertés fondamentales.
Des mesures européennes similaires
Au niveau européen, les politiques sécuritaires se sont renforcées dans la majorité des pays. Amnesty International relève un changement de paradigme depuis ces deux dernières années en Europe. “L’idée selon laquelle le rôle des gouvernements est d’assurer la sécurité afin que la population puisse jouir de ses droits a laissé la place à l’idée que les gouvernements doivent restreindre les droits de la population afin d’assurer sa sécurité”6.
Pour Amnesty, le fait que certains pays prolongent l’état d’urgence (comme en France par exemple) est alarmant. Dans de nombreux pays, des mesures censées être temporaires sont désormais inscrites dans le droit ordinaire, et des pouvoirs exceptionnels ont tendance à devenir permanents. L’association pointe une série d’autres caractéristiques communes à la lutte antiterroriste en Europe (voir encadré).
LES PRINCIPALES CARACTÉRISTIQUES DES PROGRAMMES DE LUTTE CONTRE LE TERRORISME EN EUROPE
• des procédures accélérées, grâce auxquelles les lois sont adoptées à la hâte, avec très peu, voire aucune, consultation auprès des Parlements, des experts, ou d’autres membres de la société civile ;
• des dérogations aux engagements en matière de droits humains ;
• la consolidation du pouvoir dans les mains de l’exécutif, l’inefficacité ou l’absence de mécanismes de contrôle indépendants chargés de surveiller la mise en œuvre des mesures et des opérations de lutte contre le terrorisme ;
• une définition vague et extrêmement large du « terrorisme » dans la législation ;
• des exigences en matière de preuves revues à la baisse ;
• des liens très faibles, voire parfois inexistants, entre des « actes préparatoires » et l’infraction pénale elle-même ;
• l’utilisation de mesures de contrôle administratif pour restreindre le droit de circuler librement et la liberté d’association ;
• la pénalisation de nombreuses formes d’expression qui sont loin de constituer une incitation à la violence ;
• l’invocation par les États de problèmes de sécurité nationale ou de « menace terroriste » afin de prendre arbitrairement pour cible les réfugiés et les migrants, les défenseurs des droits humains, les militants, les opposants politiques, les journalistes, les minorités, et les personnes exerçant en toute légalité leur droit à la liberté d’expression, d’association et de réunion.
Source : Rapport 2016 d’Amnesty International
Lutte contre la radicalisation
Les mesures de prévention contre la radicalisation se multiplient, mais en ordre dispersé. C’est un travail de très longue haleine tant les racines sont profondes. Elles sont cependant insignifiantes au regard des moyens déployés pour le volet sécuritaire.
Or, comme le souligne le MOC de Bruxelles dans un communiqué après les attentats de Paris en novembre 2015, “le gouvernement fédéral surfe sur l’émotion pour renforcer des politiques de guerre là-bas [en Syrie et en Irak] et des mesures sécuritaires et répressives ici, alors qu’elles font partie intégrante du problème et contribuent au cercle vicieux de la violence”7.
La lutte contre la radicalisation est un travail à la fois individuel, collectif et sociétal. Individuel, d’abord. Pour le chef de projet “radicalisme” de la ville de Bruxelles8, ce travail ne vise pas à “déradicaliser” mais à “désengager”, c’est-à-dire “le fait qu’une personne renonce à la violence pour une cause idéologique quelconque, pour qu’elle respecte le cadre de la loi et trouve une manière démocratique et pacifiste d’exprimer ses valeurs et les critiques éventuelles envers la société”. Il pense par exemple aux processus de désengagement en Irlande du Nord (IRA), en Espagne (ETA) ou en Colombie (FARC) qui ont donné de bons résultats. Bien qu’avec Daesh le contexte historique et politique soit différent, les mécanismes par lesquels les individus sont embrigadés dans une idéologie extrémiste qui légitime la violence sont comparables. Selon lui, le premier signe encourageant est que les personnes se manifestent beaucoup plus tôt, ce qui facilite la tâche. Mais c’est un processus long et complexe, et les communes sont sous-financées par rapport à la demande.
Une vision sécuritaire de la prévention
A partir de 2014, les plans de prévention se sont multipliés et même superposés aux niveaux fédéral, régional, communautaire et communal. A l’époque, il s’agissait principalement d’empêcher les jeunes de partir en Syrie et de surveiller ou sanctionner ceux qui en revenaient.
Cette vision de la prévention a évolué car, comme l’explique Martine Vandemeulebroucke9, la connaissance du danger terroriste a évolué. Depuis les attentats de Paris et Bruxelles, le terroriste a désormais un visage, celui du “jeune molenbeekois radicalisé”. Le plan Canal lancé par le ministre de l’Intérieur répond à cette vision sécuritaire de la prévention, qui est de “faire le ménage à Molenbeek”, selon son expression. Ce plan consiste notamment à surveiller toutes les associations locales et supprimer celles qui sont suspectées de radicalisme.
Or, pour François De Smet qui est directeur de Myria, la véritable prévention se situe bien en amont. C’est sur le “vivre ensemble” qu’il faut miser dès l’école, où l’on doit apprendre aux jeunes à confronter pacifiquement leurs points de vue.
Le schéma classique adopté dans de nombreux pays, dont la Belgique, est celui de “l’escalier de Moghaddam”, qui décrit 6 étapes successives dans la radicalisation.
La première marche de l’escalier est celle d’un groupe à surveiller, les TINA (There Is No Alternative). Comme l’explique la criminologue de l’UCL Fabienne Drion10, le premier danger est donc celui d’avoir des griefs envers la société. Et donc, “si vous êtes un peu indigné par votre situation sociale, c’est que vous n’êtes pas résilient, donc à surveiller. On ne sait pas grand chose sur le processus de radicalisation mais on converge tout de même sur un même point : le fait d’être ciblé produit de la radicalisation. C’est donc le serpent qui se mord la queue”. Et d’ajouter que le fait de prendre ses distances avec sa famille quand on est ado, ou de tenir un discours de méfiance à l’égard de la démocratie n’est pas le seul apanage de Daesh. La criminologue regrette également que la politique de surveillance ait pris le pas sur la politique sociale.
Pour elle, “l’objectif des différents plans de lutte contre la radicalisation est au bout du compte de produire des signale ments”. Pour ce faire, on met de plus en plus les acteurs sociaux et associatifs à contribution, ainsi que les enseignants et les agents pénitentiaires. Une politique de suspicion et de délation généralisée qui a sans aucun doute un impact sur le climat de confiance indispensable pour mener des politiques sociales efficaces, ainsi que sur le vivre-ensemble.
S’il y avait une recette-miracle pour lutter contre la radicalisation, ça se saurait ! Mais on connaît par contre les ingrédients qui la composent : marginalisation socio-économique, sentiment d’injustice, embrigadement sectaire, fascination pour la violence.
Aveuglés par l’obsession de la lutte contre le terrorisme, nos gouvernements ne doivent cependant pas oublier que les poli tiques néolibérales, en prônant l’individualisme, en renforçant les inégalités sociales et en surfant sur les discours populistes, apportent de l’eau au moulin du terrorisme.
QUESTIONS DE DÉBAT
– Nous entendons souvent dire « Je n’ai rien à cacher », justifiant ainsi la généralisation des techniques
de surveillance personnalisée. Nous sentons-nous menacés par les politiques sécuritaires :
* en matière de surveillance et de respect de la vie privée ?
* en matière de libertés fondamentales, telles que la liberté d’expression et d’association ?
– Pensez-vous que les dispositifs sécuritaires décrits mettent en danger ‘l’Etat de droit », notamment la séparation des pouvoirs ?
– Sur quoi les politiques de prévention devraient-elles mettre l’accent ?
1 La chambre.be n°16, Les mesures de lutte contre le radicalisme et le terrorisme, décembre 2015.
2 La chambre.be n°18, décembre 2016.
3 Christelle Macq et Sixtine Van Outryve, Les droits fondamentaux à l’épreuve de la lutte contre le terrorisme, Rapport de la LBDH, P. 32 à 44.
4 Les réponses antiterroristes de la Belgique aux attaques de Paris et Bruxelles, Human Rights Watch, communiqué du 4 novembre 2016.
5. Idem.
6 L’ampleur grandissante des politiques sécuritaires dans les pays de l’UE est dangereuse, Amnesty International, rapport 2016.
7 Sortir du cercle vicieux des seules réponses sécuritaires qui encouragent les stigmatisations, communiqué du MOC de Bruxelles, 18 novembre 2015.
8 Personne qui souhaite garder l’anonymat, interrogée dans le journal Métro du 23 mars 2017.
9. Radicalisation : la surveillance a pris le pas sur les politiques sociales, Martine Vandemeulebroucke, Alter Echos, 23 mars 2017.
10 Idem.
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