Mieux vaut-il être seul que mal accompagné ? (Mars-Avril 2021)
Monique Van Dieren, Contrastes Mars-Avril 2021, p 12–14
Dans la littérature et le langage quotidien, la solitude a généralement une connotation négative. La manière dont elle est vécue (choisie, subie ou supportée) est pourtant multiple et dépend de nombreux facteurs.
Il est cependant une certitude : si un dicton dit qu’« il vaut mieux vivre seul que mal accompagné », les études médicales montrent que de manière générale, le sentiment de solitude a une incidence négative sur la santé. Et la crise sanitaire n’arrange pas la santé mentale des personnes isolées.
C’est une réalité de plus en plus évidente dans les pays occidentaux : le nombre de personnes seules augmente. Différents facteurs objectifs expliquent cette évolution ; les plus fréquemment cités sont le fait de se marier plus tard, le nombre de divorces en hausse et le vieillisse- ment de la population.
Selon Cécile Van de Velde1, « Les travaux sociologiques sur la solitude vont se structurer à partir de la fin des années 1970, autour de deux figures fondatrices, celle du vieillard et celle de la femme seule ; l’une parce qu’elle est exclue, l’autre parce qu’elle est transgressive. La solitude y reste fondamentalement approchée par le prisme du manque ou de l’absence de liens, et donc associée à un défaut d’intégration sociale ». Pour la sociologue, « la solitude renvoie à un sentiment d’inexistence : ne pas exister vis-à-vis de l’autre (relationnelle), vis-à-vis de soi (existentielle), et vis-à-vis de la société (sociale). Le danger, c’est le cumul des trois ». Ce qui l’a cependant frappée en analysant une récente enquête de la Fondation de France sur dix ans de solitude, c’est le paradoxe entre la très forte progression de l’isolement relationnel d’une part, et le fait que les personnes isolées ne se sentent pas plus seules que les autres, comme si le fait de vivre seul était de plus en plus normalisé. Si les études sociologiques s’intéressent davantage au phénomène de solitude, elles se heurtent cependant à la difficulté de la définir et la caractériser. Comment différencier la solitude de l’isolement ? La solitude est-elle le fait de vivre seul.e, d’être seul.e , ou de se sentir seul.e ?
Les différents visages de la solitude
Pour Cécile Van de Velde, la notion de « vivre seul.e » fait référence au fait de ne pas partager sa résidence avec un autre adulte. C’est une situation objective, vécue par un nombre croissant de personnes : jeunes ayant quitté le nid familial, couples qui se séparent, personnes âgées touchées par le deuil du conjoint, etc. (voir encadré). Cela peut aussi être un mode de vie choisi et assumé, allant de pair avec un important réseau relationnel d’amis, de famille, de collègues… On parle alors plutôt de « vie en solo » pour se distinguer d’une conception négative de la solitude subie. Elle cite l’ouvrage d’Erik Klinenberg, Going solo, qui défend l’idée que ce mode de vie tend à s’imposer comme une nouvelle norme de référence. Plutôt que d’isoler, la vie en solo deviendrait au contraire un vecteur d’intégration sociale. « Vivre seul pour vivre mieux », en quelque sorte… Selon Arnaud Campéon2, le fait de vivre seul quand on est jeune peut être ressenti comme une expérience positive d’émancipation, c’est-à-dire un mode de vie transitoire, alors qu’à des âges plus avancés, il revêt plutôt un caractère durable et possiblement irréversible. Lorsque le fait de vivre seul.e est bien accepté, Arnaud Campéon définit cette situation comme une « solitude habitée », qui peut être apprivoisée comme une douce compagne grâce à des stratégies mises en place pour s’en accommoder. « Il arrive que des personnes vivant seules ont une plus grande faculté que les couples à nouer des contacts avec leur entourage parce que leur sociabilité est tournée vers l’extérieur. » Une autre manière de définir la solitude est le fait d’« être seul.e », de connaître un manque ou une absence de relations aux autres, un isolement social. Sont considérées comme étant en situation d’isolement objectif les personnes qui n’ont aucune relation sociale significative au sein des cinq grands réseaux de sociabilité : réseau familial, réseau professionnel, réseau associatif, réseau amical, réseau de voisinage3 .
Cette forme de solitude est liée notamment aux trajectoires de vie. Les jeunes par exemple peuvent connaître des moments de grande solitude face à de multiples incertitudes : choix des études, recherche d’un emploi, ruptures senti- mentales… A l’autre bout de la ligne du temps, les personnes âgées sont particulièrement touchées par l’isolement. La perte du conjoint, les difficultés financières, les problèmes de santé sont autant de freins aux contacts sociaux et, contrairement aux jeunes, le manque – voire l’absence – de relations est vécue comme irréversible. Notons que cette forme d’isolement social peut parfois être bien vécue et assumée par certaines personnes. Dans son livre Walden ou La vie dans les bois, l’écrivain américain Henry David Thoreau perçoit l’isolement comme « un moyen de renouer avec l’intensité de la vie4 ».
A contrario, certaines personnes ont de nombreux liens sociaux, mais ceux-ci ne viennent pas toujours combler une solitude ressentie. Cela amène Cécile Van de Velde à distinguer une troisième forme de solitude, celle de « se sentir seules ». Contrairement aux deux premières approches qui peuvent se mesurer objectivement (la résidence pour la première, le nombre de contacts sociaux pour la seconde), se sentir seul.e fait référence à un sentiment totalement subjectif, non déterminé par la situation conjugale ou par le nombre de contacts sociaux. En France, le ministère des Solidarités a publié des statistiques sur le sentiment de solitude5. Si le genre joue peu dans le sentiment de solitude, l’âge compte davantage, et la position sociale intervient encore plus : 18% des ouvriers se sentent souvent seuls, soit trois fois plus que les cadres supérieurs. Les constats sont similaires pour le niveau de diplôme, le salaire ou les revenus. Avoir un travail, c’est aussi multiplier les liens sociaux : 24% des chômeurs disent se sentir souvent seuls ; deux fois plus que les salariés. Par ailleurs, l’Observatoire des inégalités rappelle que le lien social ne se résume pas au nombre de contacts, loin de là, et la multiplication des contacts éphémères (notamment via les réseaux sociaux) ne constituent pas nécessairement un sentiment de bien-être. Nombreuses sont les personnes qui sont entourées, mais sans véritables liens sociaux. Les sites de rencontre se sont d’ailleurs engouffrés dans la brèche de la solitude et du manque de liens sociaux pour y développer un business florissant, pour le meilleur et parfois pour le pire, comme dans la vraie vie…
De plus en plus nombreux
Les personnes seules et les familles monoparentales représentent 45% des ménages belges. Au 1er janvier 2019, la Belgique comptait 4.948.398 ménages privés, dont 1.718.738 personnes seules et 489.175 familles monoparentales (respectivement 35% et 10%). En 1999, on dénombrait 1.663.925 ménages composés de personnes seules et de familles monoparentales (39%). En 20 ans, 543.988 personnes seules et familles monoparentales sont venues s’y ajouter, soit 6% de plus qu’en 1999.
La Région de Bruxelles-Capitale abrite le plus de personnes seules et de familles mo- noparentales, à savoir 58% des ménages. La Région flamande en compte 40% et la Région wallonne 48%. https://statbel.fgov.be/fr
Responsable de son bonheur… et de son malheur
Nous l’avons vu, la solitude a de nombreux vi- sages et sous ce terme se cachent des réalités très différentes. Pour Arnaud Campéon6, la solitude ressentie est également une caractéristique des sociétés occidentales, où les liens familiaux et la solidarité ont laissé place à « une société individualisée et libéralisée qui invite chacun d’entre nous à se construire une existence autonome. Les individus se retrouvent de plus en plus seuls face aux grandes étapes de leur existence. La compétence pour produire subjectivement son identité, pour construire sa trajectoire ou encore se remettre et se relever d’épreuves difficiles (divorce, chômage, etc.) est inégalement partagée. Cette capacité à rebondir est largement tributaire des ressources personnelles et collectives mises à disposition, au point de marginaliser ceux qui ne disposent pas des supports nécessaires pour les activer et pour nouer des liens « émancipatoires ». Ainsi, dans la société individualiste moderne, l’élaboration du lien social exige également de plus en plus de compétences, ce qui rend plus vulnérables ceux qui en sont dépourvus. D’où les difficultés rencontrées par certaines populations, éloignées d’un réseau de « protection rapprochée », et qui vivent des situations de vulnérabilité significatives, tels les chômeurs de longue durée, les travailleurs à bas revenus, ou encore les personnes âgées isolées ». Autrement dit, l’individu se retrouve seul face à la fragilisation des liens sociaux provoqués par de nombreux bouleversements sociétaux, notamment le vieillissement de la population et le placement en institutions, le bouleversement des modèles familiaux, l’urbanisation et la paupérisation grandissante. Les rapports de la Fondation de France depuis 2010 montrent que l’accumulation des désavantages sociaux favorise l’isolement relationnel et la solitude contrainte. De nombreuses études tendent également à démontrer que la solitude, dans ses formes contraintes ou subies, aggrave certaines pathologies mentales mais aussi physiques. Elle est un terreau favorable au stress et à la dépression, mais également au développement des ma- ladies neurodégénératives, d’affaiblissement du système immunitaire et cardiovasculaire notamment. Arnaud Campéon7 explique cependant que la réponse à la solitude subie n’est pas avant tout médicale. « Il faut organiser des réponses de proximité, favoriser des espaces d’échanges et de discussion pour créer du lien, soutenir les réseaux de proximité, maintenir l’offre des services publics dans les territoires les plus désenclavés, soit concevoir des modes d’actions souples, contenants et enveloppants qui favoriseront le sentiment d’appartenance et qui permettront de penser collectivement le « bien vivre » ensemble », argumente le sociologue. Tiens, tiens… C’est exactement tout ce que nous prônons au travers de nos activités d’éducation permanente, dans les- quelles le lien social occupe une place centrale et au travers desquelles nous soutenons les réseaux de proximité et le maintien et le développement des services collectifs.
Solitude et Covid-19
Nul doute que la crise sanitaire et ses successions de confinements vont impacter – peut-être durablement – notre rapport à la solitude. Paradoxalement, le fait de subir brusquement à la première vague l’isolement physique nous a révélé un fort sentiment d’interdépendance. Mais « à mesure que la distanciation sociale s’installe dans la durée, il devient difficile de rétablir les liens, notamment chez les plus fragiles. On peut craindre le phénomène d’accoutumance, qui complique le retour à la vie sociale1 ».
Une récente étude de l’Université de Gand2 montre effectivement que la crise sanitaire pèse sur le bonheur des Belges. 40% des adultes se disaient « vraiment heureux » avant la crise, contre 30% en décembre 2020. Les confinements successifs, la distance physique et sociale, le télétravail, les bulles sociales très étroites tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ont provoqué une augmentation significative du sentiment de solitude ; 73% des Belges se sentent très seuls durant la deuxième vague, contre 65% lors de la première vague, pourtant plus restrictive en termes de contacts sociaux autorisés.
La crise sanitaire pèse aussi sur la santé mentale. Déjà avant la crise sanitaire, le système de santé mentale en Belgique montrait de nombreuses faiblesses et un manque de cohérence générale. Selon Billy-Ray Muraille3, l’attention portée à la santé mentale était le reflet de celle apportée aux soins de santé en général : sous-financement, manque de prévention, manque de personnel. La pandémie n’a fait que renforcer de manière criante ces manquements. Pour lui, « la crise Covid-19 a démontré clairement le lien entre la gestion publique, les inégalités et la santé mentale. En d’autres termes, nous sommes tous dans la même tempête, mais nous ne sommes pas tous dans le même bateau ».
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1. Cécile Van de Velde, « La crise du Covid interroge notre rapport à la solitude », 04/12/2020 www.fondationdefrance.org/fr/la-crise-du-covid-interroge-notre-rapport-la-solitude-par-cecile- van-de-velde
2. Solitude, peur du coronavirus, déprime : le bonheur des Belges diminue selon une enquête de l’Université de Gand, RTBF, 23 janvier 2021
3. Billy-Ray Muraille est expert-santé à l’AB-REOC. Il a publié dans la newsletter de l’association des articles sur la santé mentale en période de covid ainsi qu’une analyse critique du système belge des soins de santé mentale, trop fortement centré sur les soins psychiatriques en institutions de soins et vers des réponses médicamenteuses. Pour se les procurer : vandieren@equipespopulaires.be
1. Cécile Van de Velde est professeure de sociologie à l’Université de Montréal. Elle a analysé la manière dont la sociologie appréhende le phénomène de solitude dans l’article : Sociologie et solitude : Concepts, défis, perspectives, Article publié en 2018 par Erudit, un consortium interuniversitaire québécois www.erudit.org/fr/revues/socsoc/2018-v50-n1-soc- soc04838/1063688ar/
2. Arnaud Campéon, Solitudes en France : Mise en forme d’une expérience sociale contemporaine, revue Informations sociales, 2015 www.cairn.info/revue-in- formations-sociales-2015–2-page-20.htm
3. Définition proposée par la Fondation de France, citée par Arnaud Campéon dans Solitudes en France : Mise en forme d’une expérience sociale contemporaine, revue Informations sociales, 2015
4. Lyna Ali-Chaouch, Penser le confinement : Le regard de sept sociologues et philosophes, 14 mai 2020 www.eyes-on-europe.eu/penser-le-confinement/
5. Publiées par l’Observatoire des inégalités dans un article intitulé Inégaux face à la solitude ? le 23 décembre 2019
www.inegalites.fr/Inegaux-face-a-la-solitude
6. Arnaud Campéon, Solitudes en France : Mise en forme d’une expérience sociale contemporaine, revue
Informations sociales, 2015 www.cairn.info/revue-informations-sociales-2015–2-page-20.htm
7. Guillaume Narduzzi-Londinsky, La solitude est-elle toxique pour l’être humain ? Les inrocks, 07/02/18 www.lesinrocks.com/2018/02/07/actualite/societe/la-solitude-est-elle-toxique-pour-letre-humain
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