Nos vies sont-elles sous surveillance rapprochée (Septembre-Octobre 2020)
Auteure Monique Van Dieren, Contrastes Septembre-Octobre 2020, p.11–12
Gerd Altmann – Pixabay
Avec la nécessité de contrôler la pandémie et assurer le suivi des contacts, le numérique connaît une ascension fulgurante dans nos vies quotidiennes, ce qui provoque de grosses interrogations chez de nombreux citoyens et associations soucieuses de la protection de la vie privée. Le débat fait rage entre ceux qui estiment qu’ils n’ont rien à cacher et ceux qui craignent que, sous prétexte de lutte contre la pandémie, le mode de surveillance à la chinoise s’impose dans nos pays occidentaux. Entre les deux, la nuance s’impose…
Pour François Perl, directeur du service des Indemnités de l’INAMI1, « la surveillance épidémiologique est une des plus grandes avancées dans l’histoire moderne de la santé publique. Elle a permis une réduction draconienne de la mortalité. Au vu de la rapidité de propagation, le Covid-19 nécessite évidemment un dispositif de surveillance épidémiologique étendu ». Pour lui, le confinement et la surveillance des cas individuels ne sont pas neufs et ne sont pas contraires aux droits humains pour autant qu’ils reposent sur un usage proportionnel aux objectifs et qu’ils soient délimités dans le temps. La méfiance vis-à-vis du suivi des contacts et en particulier via des applications numériques provient non seulement de l’utilisation du terme traçage et de la manière dont les pays asiatiques, les premiers touchés par l’épidémie, ont mis en place depuis quelques années une surveillance à grande échelle de leur population, qui ne se limite hélas pas à l’objectif sanitaire.
Pour lui, « le précédent asiatique a servi de repoussoir ». Il souligne cependant que la collecte des données est loin de se limiter au traçage numérique : la mise en place de call centers et du suivi des contacts pose également la question de la conservation des données médicales et de leur croisement éventuel avec d’autres banques de données (sécurité sociale par exemple).
Interviewé par la RTBF ce 14 octobre, Philippe Hensmans (Amnesty Belgique) s’est d’ailleurs montré plus inquiet par rapport à la Data Base de Sciensano (et de ses interactions possibles) que par la nouvelle application numérique Coronalert.
Dans la même revue Politique, Thibault Scohier2, n’est pas optimiste quant à la confiance à accorder à nos gouvernements. « Le pouvoir, dans cette crise, s’est révélé fasciné par lui-même et par sa propension à s’étendre, ignorant superbement la question de la liberté et de l’égalité. D’abord à travers ses
instruments techno-algorithmiques. Ensuite, par des formes de contrôle social non technologiques
ayant restreint de manière radicale les libertés en se reposant sur une méfiance systémique envers
les citoyen.ne.s. Enfin, en piochant dans l’imaginaire d’Etats ouvertement dictatoriaux comme la Chine, qui développent des nouveaux types de surveillance et de contrôle totaux ».
L’utilisation des technologies numériques ne s’est effectivement pas limitée à la mise en place d’une application de tracing dans de nombreux pays (Coronalert pour la Belgique). L’utilisation de caméras thermiques pour détecter la température, la géolocalisation ou encore la surveillance des déplacements et des contacts interpersonnels grâce à des caméras de surveillance ou des drones se sont multipliées partout dans le monde.
Démocratie numérique : Les leçons d’une crise sanitaire
Pour y voir plus clair dans ces avis tranchés, le collectif Alternumeris a publié un très intéressant
dossier3 qui propose une grille de lecture nuancée par rapport à l’évolution de ces nouvelles technologies, en particulier dans le contexte actuel de crise sanitaire. En voici les principaux éléments.
La crise sanitaire agit comme une énorme caisse de résonance de notre rapport au numérique. Les réactions face au Coronavirus sont symptomatiques de la manière dont le numérique se glisse dans tous les domaines de nos existences individuelles et collectives ; pris par l’urgence, nous ne sommes pas toujours en mesure de saisir ses impacts sur nos vies et nos sociétés. En l’absence d’une véritable politique consciente des impacts profonds du numérique, le risque est de perdre de vue la dimension politique des choix posés, de se voir confisquer le temps de la délibération, de se laisser capter par les
intérêts de quelques groupes industriels ou d’abandonner le politique à un solutionnisme techniciste justifié par l’urgence.
Pour le collectif Alternumeris, trois enseignements majeurs doivent être tirés de cette crise pour éviter de verser dans ces travers.
Tout d’abord, le temps du numérique ne peut pas être celui de l’urgence. Toute décision devrait se p prendre à l’aide de lunettes à double focale : une pour la résolution immédiate des problèmes qui surgissent, une autre pour l’impact à long terme des solutions envisagées.
Ensuite, il est essentiel de se doter de principes encadrant la conception et l’utilisation de ces technologies. (Voir encadré)
Enfin, Alternumeris estime qu’une politique du numérique doit connecter technologie et société.
Elle doit pouvoir s’appuyer sur toutes les voix qui comptent dans le débat public ainsi que sur les mécanismes démocratiques existants. Vu le contexte politique, l’absence de débat parlementaire sur cet enjeu important est regrettable. Mais les nombreux débats dans la presse, au sein de la société civile et des associations de défense des droits humains (LBDH et Amnesty notamment), ainsi que le rôle actif joué par l’Autorité de protection des données ont permis à la Belgique de prendre des mesures acceptables sur le plan du respect des libertés et droits individuels par rapport à d’autres pays.
Les principes indispensables pour encadrer la conception et l’utilisation de ces technologies
La nécessité ; il faut éviter que la technologie numérique soit la réponse automatique à tous les problèmes. Exemple : des magasins se sont équipés de caméras avec reconnaissance faciale afin de pouvoir compter les personnes et donc s’assurer que les règles de sécurité sanitaires soient bien respectées. On peut questionner la proportionnalité du système, sachant que d’autres systèmes
simples (vigile à l’entrée, compteur laser…) peuvent remplir le même objectif de façon nettement moins intrusive.
L’évaluation préalable et continue des systèmes utilisés. Le traçage de la population via une application installée sur nos téléphones ‘intelligents’ a été déployé dans plusieurs pays, offrant à la Belgique suffisamment de recul pour évaluer préalablement les effets de ce système. Le système adopté par la Belgique semble peu intrusif dans la vie privée et peu capteur de données personnelles. Mais l’évaluation continue de son efficacité et de sa plus-value sera indispensable. Dans le cas du Covid, rien n’est prévu à ce stade pour évaluer l’intérêt des applications de traçage sur le plan sanitaire ; et le traçage (qu’il soit manuel ou numérique) semble complètement patiner dans la gestion de la crise, mais ça c’est un autre débat !
La proportionnalité, à savoir l’adéquation entre les mesures prises et la finalité poursuivie. Il faut veiller à minimiser le volume des données collectées et à garantir l’anonymat.
La transparence technique et politique. Il ne s’agit pas de dire non au numérique, mais il importe de pouvoir se donner des principes pour orienter leur conception et leur utilisation. La transparence technique de l’application Coronalert.be est partiellement assurée grâce à la publication de son code-source, qui est une condition essentielle de transparence pour les applications de traçage. C’est loin d’être le cas pour d’autres applications de type reconnaissance faciale – où le code source est la plupart du temps la propriété des entreprises qui les développent. En matière de transparence politique, Alternumeris pointe quelques zones d’ombre, notamment une certaine opacité autour du groupe de travail “Data & Technology Against Corona” qui a été créé par le ministère de la Santé et celui en charge du numérique, la liste de ses membres ainsi que les rapports des travaux réalisés n’étant officiellement publiés nulle part.
Une tendance lourde
Le traçage numérique n’est cependant qu’un révélateur parmi d’autres de l’invasion des technologies numériques dans notre vie quotidienne. Certes, c’est celui qui vient directement à l’esprit lorsque l’on parle de respect des libertés fondamentales. Mais la crise sanitaire n’est que l’accélérateur d’une tendance lourde qui est la digitalisation de toutes les formes d’activités : scientifiques, administratives, éducatives, sociales… La fracture numérique s’est fortement accentuée dès le début de la crise sanitaire avec la mise en place des services vitaux uniquement accessibles en ligne, le paiement électronique, l’enseignement à distance, le télétravail, etc. Le non-accès à des biens et services de base pose réellement question en matière de droits humains.
- Suivi des contacts et libertés individuelles, François Perl, revue Politique 112, juillet 2020
- Le prix de la sécurité sanitaire, Thibault Scohier, revue Politique 112, juillet 2020
- Démocratie numérique : leçons d’une crise sanitaire, septembre 2020. https://www.alternumeris.org/democratie-numerique-les-lecons-dune-crise-sanitaire/
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