Numérisation | DES FRACTURES MULTIPLES (Décembre 2021)
Monique Van Dieren, Contrastes décembre 2021, p 6 à 9
La numérisation massive de la société a mis en lumière les inégalités face aux technologies numériques, que ce soit en termes d’accès, d’usage, de connaissances ou de compétences.
La fracture numérique a été exacerbée avec la pandémie mondiale depuis 2020. Ces fractures sont de natures diverses.
On appréhende généralement la problématique de la fracture numérique sous l’angle de trois niveaux de fractures : la fracture d’accès, d’usage et de compétences. Cet article se base sur des études réalisées par l’AB-REOC, la Fondation Roi Baudouin (FRB) et Digital Wallonia.
Fracture d’accès : 91% de Belges connectés
Le premier degré de fracture concerne l’accès à une connexion internet et la possession d’équipements numériques (ordinateur, tablette, smartphone, etc.). En 2020, 91% des ménages belges disposaient d’une connexion internet à leur domicile.
Selon l’étude de la FRB1, le taux d’accès à internet à domicile a dans l’ensemble progressé ces quatre dernières années. La tendance majeure en 2020 est sans conteste la nette augmentation du taux de connexion au sein des ménages dont le revenu mensuel net est inférieur à 1.200€. Cependant, un écart important perdure, puisqu’ils ont huit fois moins de chances que ceux disposant de plus de 3.000€ d’être connectés à internet à leur domicile. Par ailleurs, les personnes vivant seules (majoritairement des femmes) ont quasiment trois fois moins de chances de disposer d’une connexion internet à domicile. L’âge est également un facteur à prendre en considération. Mais ce critère est sous-estimé car dans les statistiques nationales, les personnes de plus de 74 ans ne sont pas prises en compte dans l’échantillon, masquant ainsi de nombreuses situations de non-connexion dans les foyers composés de personnes plus âgées.
Une comparaison entre les régions du pays révèle un lien particulièrement marqué entre le niveau de revenu et le taux de non-connexion à internet à domicile pour les ménages bruxellois : dans cette région, 25% des foyers à revenus modestes n’ont pas de connexion internet à la maison. Cette proportion est élevée en comparaison à celle de la Flandre (17%) et, dans une moindre mesure, de la Wallonie (19%). Le smartphone devient leur support de référence, souvent unique, pour surfer sur le web avec tout ce que cela présume de difficultés lorsqu’il s’agit de faire des démarches plus complexes dans le cadre professionnel, scolaire ou la vie administrative, par exemple.
Le genre et le niveau d’éducation sont les deux facteurs les plus déterminants du taux de connexion à internet par le seul intermédiaire du smartphone.
Dans une étude récente, Digital Wallonia2 a également mis en évidence un « effet covid » :
La fracture numérique a contribué à renforcer l’équipement des ménages wallons. 18% des ménages ont acquis durant cette période des ordinateurs, des tablettes, des smartphones, des écrans ou encore des webcams. Néanmoins, 10% des ménages actifs avec enfant(s) signalent que leur équipement reste insuffisant pour les besoins du télétravail et des études de tous les membres du foyer.
Fracture d’usage : le niveau d’études et de revenus sont déterminants
Le deuxième niveau de fracture, celui de l’usage, concerne les disparités relatives à l’intensité et au type d’usage par les utilisateurs, une fois la barrière de l’accès à internet surmontée.
Pour la FRB3, les facteurs les plus déterminants de la variété d’utilisation d’internet sont le niveau de revenu, le diplôme et l’âge. Plus de quatre personnes sur dix (43%) titulaires d’un faible niveau de diplôme n’utilisent pas ou très peu internet. C’est quatre fois plus que parmi les titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur.
L’écart dans l’utilisation d’internet est encore plus frappant selon le niveau de revenu : près de la moitié des internautes (45%) vivant dans un ménage aux revenus modestes déclarent ne pas utiliser internet ou ne l’utiliser que de façon limitée, contre 11% seulement chez les ménages disposant de revenus élevés.
Pour l’association Vivre Ensemble4, disposer du matériel est une chose, savoir l’utiliser, une autre. Un nouveau mot fait désormais son apparition : l’illectronisme, formé à partir de deux mots : illettrisme et électronique. Il est utilisé pour mettre en avant le manque de clés nécessaires pour l’utilisation des ressources électroniques. Cet obstacle génère « de l’incertitude et du découragement liés au sentiment de devoir fournir des efforts d’apprentissage constants, et pourtant toujours insuffisants », remarquent des observateurs. « Pourtant, je ne suis pas bête, mais avec ça je suis devenu bête. Je veux bien avancer mais laissez-moi le temps d’apprendre », « Cela va trop vite », peut-on entendre çà et là5 .
L’analyse de Vivre Ensemble met également l’accent sur une tendance qui renforce la fracture d’usage ; l’utilisation exclusive du smartphone, qui est devenu le support de référence pour se connecter. Le Baromètre de l’inclusion numérique précise que « les individus plus favorisés sur les plans économique et socioculturel sont les plus multi-connectés. Cela signifie que moins l’on dispose de revenus et moins l’on est diplômé, plus le smartphone est le moyen unique de se connecter à internet ». L’analyse fait également référence à une enquête sociologique6 qui montre qu’en milieu populaire, les préférences vont aux supports sans clavier, sans souris, pour un maniement tactile, évitant l’utilisation de l’écrit. Or, le type d’outil utilisé influence les possibilités et les formes d’utilisation.
Sur un téléphone mobile, il semble bien difficile d’effectuer un travail pour l’école ou le boulot, de rédiger un curriculum vitae…
L’utilisation intensive d’internet chez les jeunes, souvent associés à l’image stéréotypée d’une génération connectée et habile avec les technologies numériques, est en réalité d’abord le fait de jeunes plus diplômés. Quant aux disparités régionales, 29% des Wallons disent ne pas utiliser internet ou n’y recourir que de façon restreinte. Cette proportion est de 22% dans les deux autres régions.
Fracture de compétences : La « simplification administrative » hors de portée
Le troisième degré de fracture concerne les compétences numériques, c’est-à-dire celles qui sont nécessaires pour utiliser (correctement) les technologies de l’information et de la communication et pour participer aux multiples domaines de la vie sociale.
Les compétences en matière d’information comprennent des activités telles que la copie ou le déplacement de fichiers ou de dossiers, l’utilisation de l’espace de stockage sur internet, la recherche d’informations sur les sites web des pouvoirs publics, la recherche d’informations sur des biens ou des services, la recherche d’informations liées à la santé.
Les compétences de communication sont des activités telles que l’envoi et/ou la réception d’e-mails, l’utilisation des réseaux sociaux, les appels téléphoniques ou vidéo sur internet, le téléchargement de documents, etc.7
Ces compétences sont indispensables pour pouvoir recourir aux services en ligne. Selon l’étude de la Fondation Roi Baudouin, leur non-utilisation peut produire des discriminations sur le plan de l’accès aux droits sociaux : démarches administratives, soins de santé, services bancaires etc. Il apparait clairement que, dans l’ensemble, les utilisateurs dont le smartphone est le seul moyen d’accéder à internet sont moins enclins que les personnes disposant de plusieurs modes de connexion à recourir aux divers services numériques essentiels, qu’il s’agisse de services marchands (e-banque, e-commerce) ou non marchands
(e-administration, e-santé).
Pour de nombreuses personnes, la « simplification administrative » par le biais de la numérisation ne rime pas nécessairement avec une simplification des démarches en la matière.
C’est pourtant l’un des arguments les plus régulièrement avancés pour justifier l’ampleur et la rapidité des processus de dématérialisation en cours. Plus le niveau d’éducation et de revenu est faible, plus la perception des avantages
liés à l’utilisation d’internet est faible. Les femmes, les personnes âgées et les internautes wallons sont plus nombreux à considérer que l’usage d’internet leur procure peu de bénéfices, voire beaucoup de difficultés. « Je ne connais pas mon code PIN (de ma carte d’identité) et je ne sais pas où le trouver. Je suis allé sur le site internet de Mypension mais je ne comprends pas grand-chose. J’ai peur de cliquer, de mal faire, de perdre mon droit ». Ce sont des phrases très régulièrement entendues par les conseillers mutuellistes du service Pension de la mutuelle8.
En Wallonie, on constate une lente progression des compétences numériques depuis 2020.
Néanmoins, 20% des Wallons considèrent leurs compétences comme réellement insuffisantes et 35% sont demandeurs de formations pour améliorer leur maîtrise du numérique.
Quand on rate le TGV
En conclusion, les principaux facteurs influençant les inégalités numériques sont le niveau d’études, le niveau de revenus, l’âge et le genre.
Malgré une (légère) évolution de l’utilisation des services numériques essentiels en 2020, d’importantes inégalités persistent. Les personnes ayant un faible niveau d’éducation et de revenus sont les plus touchées.9
En Wallonie, la fracture numérique d’accès s’est réduite. Néanmoins, 32% des Wallons sont classés comme « éloignés » du numérique sur base de leurs compétences et leur capacité à exploiter correctement le numérique. La fracture numérique change de nature en isolant potentiellement ceux qui ont des usages très restrictifs et qui ne se sentent pas à l’aise avec ces technologies et leurs implications sociétales. Il est donc nécessaire de renforcer les compétences numériques dans l’enseignement, dans les formations qualifiantes, tout au long du parcours professionnel, et pour tous les citoyens, dans le soutien à des formations par les pouvoirs publics et le secteur associatif.
De nombreuses associations et services d’insertion socioprofessionnelle sont en effet sur-sollicités pour assister des personnes fragilisées dans toutes leurs démarches administratives en ligne, au détriment d’un temps qui pourrait leur être consacré à un réel travail d’aide sociale.
Viser l’inclusion numérique ? Tout le monde semble d’accord avec cet objectif. Mais le monde semble courir comme une poule sans tête après les progrès technologiques… Dans quelle mesure dispose-t-on encore de notre libre arbitre quand tout nous impose de suivre à marche forcée ? Et surtout, qui en sera capable si la numérisation continue à s’emballer et à mettre la barre de plus en plus haut ? La fracture ne sera jamais comblée si les exigences en termes d’accès et de compétences numériques ne cessent d’augmenter, et s’il n’y a pas une réelle prise en compte de celles et ceux qui doivent se contenter de regarder passer le TGV du numérique…
L’utilisation du numérique en Wallonie
Quelques chiffres10 :
• 94% des domiciles sont connectés à internet, 85% des Wallons ont un smartphone
personnel ;
• 4% des ménages n’ont aucun accès numérique : il s’agit principalement de
couples de personnes âgées et de personnes seules ;
• Le smartphone s’impose de plus en plus comme canal de connexion par
défaut, notamment pour les achats en ligne (43%) et les virements bancaires
(58%) ;
• La visioconférence est passée de 42% d’utilisateurs à 64% ;
• La progression relative la plus importante revient à la transmission des données
médicales via internet qui est passée de 8% à 20% ;
• Les communications par e-mail et par messagerie instantanée restent les
usages les plus courants et progressent aussi ;
• 32% des Wallons ont rempli une déclaration administrative en ligne ;
• La part des usagers les plus faibles s’est réduite de 20,6% à 17,9%. Les plus
faibles sont surtout les personnes de plus de 50 ans et surtout de plus de 75
ans. On y trouve aussi 20% de femmes et 15% d’hommes ;
• La fracture numérique est plus forte au sud du pays (32%, contre 18% en
Flandre).
E-commerce et factures électroniques
La comparaison 2019–2020 indique que 71% des internautes utilisent l’e-commerce (achat de produits ou services en ligne), soit une augmentation de 11%. Sans grande surprise, le niveau de vie est déterminant dans le fait d’acheter ou de vendre en ligne11.
Quant aux factures électroniques12, cette pratique représente un frein pour une partie non négligeable de la population. Selon une étude récente de l’Agence pour la simplification administrative, on remarque qu’environ un tiers des personnes de plus de 45 ans préfèrent recevoir leurs factures sur papier, ce que souhaitent également les plus vulnérables socialement.
L’étude de l’AB-REOC constate que certaines entreprises n’hésitent pas à augmenter unilatéralement (et illégalement) leurs prix uniquement en raison du refus du client de recevoir ses factures par voie électronique. On s’aperçoit également que les consommateurs qui maîtrisent peu les nouvelles technologies ou qui ne disposent pas des outils technologiques se voient de plus en plus imposer la facturation uniquement via internet, contre leur gré ou leur consentement explicite.
Face à ces considérations, les entreprises se retranchent souvent derrière l’argument d’une volonté de réduction de papier et donc du développement durable, mais la transition vers une société plus durable ne peut pas se faire au détriment des personnes qui subissent la fracture numérique.
Autres sources :
• Virginie Van Overbeke, Des nouvelles de l’inclusion numérique wallonne, article publié dans la Newsletter de l’AB-REOC d’octobre 2021
• Une meilleure inclusion numérique de l’ensemble des consommateurs dans la société, étude en cours d’élaboration par l’AB-REOC (Virginie Van Overbeke), à paraître en 2022
1. Inclusion numérique. Les services numériques essentiels, profitables à tout le monde ? Etude de la Fondation Roi Baudouin, 2021. AUTEURS : Périne Brotcorne, UCLouvain, Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail, Etat et Société (CIRTES) ; Laura Faure, Fondation travail-Université ; Patricia Vendramin, UCLouvain, Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail, Etat et Société (CIRTES) ; avec la collaboration de Jonathan Dedonder, UCLouvain, Institut IACCHOS et Ilse Mariën, imec-SMIT-VUB
2. Baromètre 2021 de maturité numérique des citoyens wallons, publié par Digital Wallonia le 17.09.2021, disponible sur : https://www.digitalwallonia.be/fr/publications/ citoyens2021 , consulté le 07.10.2021
3. Inclusion numérique. Les services numériques essentiels, profitables à tout le monde ? Etude de la Fondation Roi Baudouin, 2021
4. https://vivre-ensemble.be/le-paradoxe-du-digital
5. L’illectronisme : ceux qui ne s’y font pas, émission Les pieds sur terre, France Culture, 5 mars 2020
6. Enquête de Dominique Pasquier, article paru dans L’alpha à l’ère numérique, Journal de l’alpha, n°218
7. Selon Statbel, étude publiée le 4 février 2021
8. Une digitalisation accrue qui pose question, En marche du 17 juin 2021
9. Inclusion numérique. Les services numériques essentiels, profitables à tout le monde ? Etude de la Fondation Roi Baudouin, 2021
10. Baromètre 2021 de maturité numérique des citoyens wallons, publié par Digital Wallonia le 17.09.2021, disponible sur : https://www.digitalwallonia.be/fr/publications/ citoyens2021
11. Inclusion numérique. Les services numériques essentiels, profitables à tout le monde ? Etude de la Fondation Roi Baudouin, 2021
12. Virginie Van Overbeke, Les difficultés que rencontrent les consommateurs face à leurs factures, étude réalisée par l’AB-REOC, juillet 2021
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