Objets connectés : Un mouchard dans le placard ? (août 2017)
Auteure : Claudia Benedetto, Contrastes août 2017, p3 à 5
Marre de devoir surveiller vos enfants avec angoisse lorsqu’ils sont à la plaine de jeux ? Besoin d’un coup de pouce pour vous motiver à faire une activité physique ? Pas de souci, les objets connectés sont là pour penser à votre place. Sont-ils réellement utiles ? Ou même nécessaires à votre survie ? Quel est leur impact dans nos vies ? Objet marketing inutile ou véritable progrès social ?
Souvent, on a du mal à se souvenir que les inventions technologiques qui font désormais partie de notre quotidien n’ont pas toujours existé. Prenez le smartphone tel qu’il existe aujourd’hui par exemple, la plupart ont du mal à croire qu’il n’est arrivé dans nos vies qu’en 2007. Certains même se demandent comment on faisait avant ? Y avait-il une vie avant sa naissance ?
Chaque époque a connu son avancée technologique. Après la révolution industrielle du 19e siècle, le 20ème siècle a vécu une avancée spectaculaire dans le domaine informatique et de l’internet. Aujourd’hui, on parle de révolution numérique. Les objets connectés en font partie. C’est en 2005 que ce qui se rapproche le plus de ce qu’on appelle un objet connecté a fait son apparition. Le lapin Nabaztag constituait une sorte de démonstration par l’absurde qu’à l’avenir, tout serait connectable. Celui-ci proposait la météo, les actualités, était capable de lire des courriers électroniques à voix haute. Ses oreilles se tortillaient même ! Dix ans plus tard, on peut dire qu’à peu près tout est connecté. Du four au frigidaire en passant par votre brosse à dents, votre tondeuse ou votre balance. Presque tous les objets manufacturés sont déjà proposés dans le commerce dans leur version connectée. Cette évolution s’explique par le fait que les puces et réseaux sont devenus plus accessibles, peu chers.
Aujourd’hui, traiter une donnée et la stocker ne coûte pas grand chose. Ce sont des algorithmes qui s’en occupent, et plus des sociologues et autres scientifiques. Pour faire court : on est passé d’un monde mécanique à un monde du numérique et de l’hyperconnexion.
Coach virtuel
Comme toute apparition sur le marché d’un nouvel appareil, de nouveaux services l’accompagnent. Les bracelets qui permettent de mesurer les kilomètres parcourus lors de votre footing, vous renseignent également sur votre masse graisseuse, sur les efforts à faire pour atteindre l’objectif que vous aviez encodé. Ils vous proposent aussi d’envoyer vos données à un diététicien qui les analysera et vous proposera un régime adapté. Sorte de guides, ces outils intelligents vous coachent pour vous aider dans votre quotidien. Depuis 2014, ils sont en évolution constante. On en dénombre plus de 6 milliards dans le monde en 2016. Et on table sur une augmentation de 15 milliards pour 2020 ! Tout en ne niant pas leur succès actuel, on peut cependant se poser la question de l’effet d’annonce des entreprises qui voudraient convaincre qu’elles sont incontournables. Vont-ils continuer à séduire des consommateurs qui zappent de plus en plus d’un produit à l’autre ? Ces derniers ne vont-ils pas se lasser ? Il ne faut pas sous-estimer l’effet de mode.
VERS UNE MARCHANDISATION DE LA SANTÉ ?
Les objets connectés peuvent avoir des effets surprenants voire dévastateurs, y compris sur notre système de protection sociale. En matière de santé, par exemple.
Et si le montant des cotisations que vous payez pour couvrir vos frais de santé était fixé en fonction des données qu’on récolte sur vous (souvent à votre insu) ? Votre état de santé, votre alimentation… Il pourrait arriver sur le marché des compagnies d’assurances low cost qui vous proposeraient des prix défiant toute concurrence à la seule condition par exemple de porter un bracelet qui renseignerait sur votre hygiène de vie. C’est déjà le cas aux USA. On tombe là dans une logique individualiste bien éloignée du principe des mutuelles qui est d’assurer toute personne collectivement. Votre mutuelle ne va pas regarder si vous avez trop fumé ce mois-ci ou si vous mangez équilibré avant de vous assurer. On comprend qu’il y a un risque d’instrumentalisation de données apparemment anodines, mais qui auraient comme conséquence d’affaiblir notre système de soins de santé.
Certains, comme le philosophe français Eric Sadin1, sont très critiques par rapport à ce qu’il définit comme le technolibéralisme. Comprenez ici « l’intrusion du numérique pour cartographier nos vies et orienter au final chacun de nos choix individuels2« . Il appelle à la mise en place d’un cadre législatif pour éviter la dérive d’une médecine axée sur la performance de l’individu et sur l’hyperprédiction avec, en toile de fond, une marchandisation de la santé.
1. Tribune : Le techno-libéralisme à l’assaut de la santé, Eric Sadin, Libération, le 26 novembre 2015 : www.liberation.fr/evenements-libe/2015/11/26/le-techno-liberalisme-a-l-assaut-de-lasante_1416059
2. Emission « La méthode scientifique » : objets connectés, doit-on avoir peur de son électroménager ?, France culture, le 23 novembre 2016 : www.franceculture.fr/emissions/la-methode scientifique/ objets-connectes-doit-avoir-peur-de son-electromenager
Effets collatéraux
Mais pourquoi s’y intéresser de près alors ? Passé le « blabla » habituel sur leur utilité ou leur inutilité, ce qu’il est intéressant de pointer, c’est leur fonctionnement et tout ce qu’il induit. En effet, il faut savoir que le fait que ces objets connectés vous proposent un service, implique que les données enregistrées sur l’objet sont transmises à un serveur qui va alors gérer l’information. C’est ce que les anglophones appellent les data. Ces objets fonctionnent avec une application web que vous devez télécharger sur votre smartphone.
Vous n’avez pas beaucoup consommé d’électricité cette semaine, vous n’avez mangé que des « crasses », vous n’avez pas fait beaucoup de sport, votre poids a augmenté, vous êtes allé travailler plus tard… Et bien sachez que, si vous possédez des objets connectés, toutes ces informations sont transmises par votre objet connecté à un serveur qui enregistrent toutes ces données qui ponctuent votre quotidien. Et c’est là que le débat devient intéressant. Est-ce en soi un problème que ces données soient transmises à un serveur ? Notre vie privée a telle une importance ? Quelles conséquences sur celle-ci ? Quels risques ? Ceux qui n’y voient aucun problème expliquent souvent que ces données sont nécessaires pour améliorer le service, ou que ces données pourraient être utilisées pour l’intérêt public. Notamment dans le domaine de la santé, on pourrait imaginer que des personnes acceptent de communiquer leurs données à des chercheurs par exemple.
Intimité version 4.01
D’autres voient d’un très mauvais oeil ce partage de données. Tout d’abord, parce qu’on est obligé de le faire. En effet, pour avoir accès au service, vous devez télécharger une application et accepter les conditions générales, comme le fait d’accepter de partager vos informations : l’endroit précis où vous vous trouvez, vos photos, votre liste de contacts…
L’autre crainte, c’est de voir l’utilisation de ces données instrumentalisées par les industriels dans le but de permettre le profilage bien utile aux annonceurs publicitaires. Dans l’émission française « On n’est plus des pigeons » du 19 octobre 2015, on pouvait apprendre que chaque information liée à notre activité a une valeur marchande2. Ainsi, une adresse mail vaut entre 0.12 et 0.20 centimes.
SAVEZ-VOUS CE QUE VAUT…
Votre n° de téléphone ? 0.60€
Votre e-mail ? 0.15€
Votre pointure ? 0.15€
Votre poids ? 0.15€
Votre adresse ? 0.49€
Votre géolocalisation ? 1€
(Extrait du reportage d’Envoyé Spécial : Les Objets Connectes, quels sont les conséquences aujourd’hui et ces prochaines années ?, juin 2014.)
On ne voit pas toujours le risque qui se cache derrière une donnée partagée. Par exemple : il existe des compteurs électriques intelligents qui auront accès à votre consommation d’énergie. On pourrait en déduire qu’à la période du ramadan ou shabbat, il y a des variations dans votre consommation. Ce qui pourrait permettre de faire un profilage ethnique voire racial.3
Beaucoup de suppositions mais il est important avec toute nouvelle technologie d’anticiper, d’avancer avec prudence. Dans le secteur de la santé par exemple, il y a là un enjeu très important (voir encadré).
D’autres comme le papa du Nabaztag, l’entrepreneur français Rafi Haladjian, parlent d’empowerment : au départ peu de gens maîtrisaient la technologie jusqu’à ce qu’elle soit plus accessible. Le smartphone a permis une répartition du pouvoir. Au début de l’internet, on pensait que les gens seraient des consommateurs passifs alors qu’on voit aujourd’hui que ce n’est pas du tout le cas. L’avis des gens a un poids sur l’image de marque des entreprises et peut même les mettre en difficulté4.
Au-delà des considérations de protection du consommateur et de l’utilité sociale d’un tel produit, il y a la question des enjeux économiques. Les objets connectés ne sont pas créés et vendus d’abord pour nous faire plaisir ou pour nous rendre service, mais surtout pour étendre à l’infini le commerce mondial. C’est en effet un marché qui brasse une manne d’argent considérable (250 milliards d’euros en 20205). Sans vouloir faire le jeu des complotistes ou des anti-progrès, il est tout à fait indiqué d’analyser leur avènement et leur développement sous ce prisme marchand. Car à grande échelle, les données personnelles que l’on génère par notre activité sur les objets connectés ont une valeur marchande.
Les objets connectés ont le mérite de nous remettre en question, ils sont le miroir de notre société où beaucoup de personnes sont constamment overbookées et ne prennent plus le temps de se poser, ne veulent plus perdre leur temps avec des tâches du quotidien. L’arrivée de ces coachs électroniques qui nous « aident » ou nous « empêchent de penser », c’est selon, conduisent à une infantilisation de leurs adeptes.
Ces objets promeuvent une société où tout est pensé à notre place, et qui entretient des comportements tels que « l’addiction à la connaissabilité6 » qui suscite le besoin d’être connecté en permanence pour être informé à tout moment sur tous les sujets, et donc d’être constamment livrés aux rois du marketing ? Et l’accès à ces nouveaux services ? Qui pourra en bénéficier ? Et quelles sont les conséquences écologiques d’une société qui repose de plus en plus sûr des serveurs, sorte de vastes territoires qui engrangent nos faits et gestes ? Une chose est sure : « Ces technologies ne sont pas neutres, elles sont ce qu’on en fait ! »
1. Source : Wikipédia. Le concept d’Industrie 4.0 correspond à une nouvelle façon d’organiser les moyens de production : l’objectif est la mise en place d’usines dites « intelligentes » (« smart factories ») capables d’une plus grande adaptabilité dans la production et d’une allocation plus efficace des ressources, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle révolution industrielle. Ses bases technologiques sont l’internet des objets et les systèmes cyber-physiques.
2. Emission « On n’est plus des pigeons », France 4, 19 octobre 2015 : www.youtube.com/watch?v=3ic- DazqSMsY
3.Bernard Benhamou, Délégué aux usages de l’Internet, Ministère de l’Education française. Emission « La méthode scientifique » : objets connectés, doit-on avoir peur de son électroménager ?, France culture, le 23 novembre 2016 : www.franceculture.fr/ emissions/la-methode-scientifique/objets-connectesdoit- avoir-peur-de-son-electromenager
4. Idem
5. www.lesechos.fr/pme-regions/actualitepme/0211924052132objets-connectes-les-pmeont-tout-a-y-gagner-a-la-condition-de-se-faire-aider-2077567.php
6. Rafi Haladjian, entrepreneur français, précurseur de l’internet des objets en France.
DES OBJETS CONNECTÉS VULNÉRABLES
Au-delà de l’aspect éthique et commercial, l’enjeu de la sécurité que présente ces objets du quotidien mérite également d’être étudié.
Bien que ce problème soit en cours de traitement par le secteur, ces objets n’ont actuellement pas d’antivirus. Tout simplement parce que la mise à jour d’un tel objet a un coût important. Ce qui signifie qu’avec un minimum de connaissance en piratage informatique, on peut facilement prendre le contrôle de ces objets à distance. On peut par exemple pirater un baby-phone ou des caméras de surveillance.
Soulignons que parmi les objets connectés, il est utile de distinguer ceux destinés à l’usage des particuliers et ceux à usage industriel : le nucléaire, les barrages… Ces derniers sont protégés par des sociétés spécialisées qui prévoient toute une série de scénarios catastrophes et une action de défense correspondante. Par ailleurs, on voit apparaitre un nouveau marché pour la sécurisation chez les particuliers d’un réseau entier. Via un boitier dit intelligent, que l’on branche sur un réseau Wi-Fi sécurisé, on peut connecter l’ensemble de ses appareils (ordinateur, smartphone, TV, console de jeux, ampoules, machine à laver, réfrigérateur…).
Protection des données personnelles
Il est légitime que les objets connectés suscitent une inquiétude. Faut-il pour autant débrancher nos smart tv ?
Une étude internationale récente1 menée par 25 autorités de protection des données dans le monde révèle que 6 appareils connectés sur 10 n’indiquent pas clairement ce qu’il adviendra des données personnelles du consommateur.
Or, actuellement ces objets connectés nous laissent comme seul choix d’accepter toutes les conditions générales décidées unilatéralement.
En Belgique, il existe une législation en matière de protection des données à caractère personnel2. Au niveau du Parlement européen, un nouveau règlement sur la protection des données a été adopté en 2016 et sera applicable dès 2018 dans tous les pays de l’UE. Celui-ci interdit notamment le transfert de data nominatives hors UE. Des règles strictes encadrent l’utilisation des données, renforçant ainsi le droit des consommateurs qui pourront à l’avenir récupérer leurs données. Ce règlement se base également sur la responsabilisation des acteurs du secteur, par exemple, en leur demandant de faire une étude d’impact sur la vie privée pour les données à caractère sensible (opinions politiques, origine raciale…) et/ou utilisées pour le profilage. En cas de non-respect, les contrevenants s’exposent à des amendes administratives importantes.
Au-delà d’une législation adaptée à ces nouveaux- venus, il y a aussi un enjeu au niveau de l’éducation. Il existe quelques bonnes pratiques que tout un chacun devrait apprendre sur internet pour protéger ses données et éviter ainsi
bien des désagréments.
Quant à la cybersécurité, à l’ordre du jour vu l’augmentation des piratages informatiques à grande échelle, la Commission européenne publiera une nouvelle stratégie en septembre. La dernière datait de 2013, avant le succès grandissant des objets connectés. Elle prévoit notamment une hausse du budget de l’Agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l’information ainsi qu’un système de classement indiquant le degré de résistance des appareils connectés aux cyberattaques.
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1. Site internet de la Commission belge de la protection de la vie privée : www.privacycommission.be
2. Voir : SPF Economie http://economie.fgov.be/fr/consommateurs/Internet/securite_ information/protection_donnees_personnelles
Questions de débat
Les objets connectés deviennent de plus en plus nombreux dans notre entourage quotidien. (Exemples : le smartphone, le bracelet-santé connecté…)
• Les connaît-on ? Exploitons-nous toutes leurs fonctionnalités ?
• Les jugeons-nous utiles ? Représentent-ils un gain de temps ?
Une facilité de gestion du quotidien ? Un bon outil d’information ? Une source de stress supplémentaire ?
• Est-on vigilants quant à la protection de nos données personnelles ?
• L’utilisation de nos données personnelles à des fins commerciales
nous pose-t-elle problème ? Sommes-nous conscients que cette utilisation influence nos choix et habitudes de consommation ?
• Une société du tout-au-numérique, y compris dans la gestion de notre quotidien, risque-t-elle d’accentuer la fracture sociale ?
Faut-il tenter de s’adapter à ces évolutions technologiques ou au contraire, entrer en résistance contre elles ? Pourquoi, comment et avec quelles conséquences ?
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