Palestine, Syrie et autres luttes : chacune mérite notre solidarité (avril 2018)
Auteur: Guillaume Lohest
Comment expliquer que la cause palestinienne suscite des solidarités plus immédiates et plus unanimes que d’autres, au sein des mouvements de gauche ? Être conscient de cela, pouvoir l’expliquer, ce n’est pas minimiser cette cause, mais mieux comprendre les ressorts et la diversité de nos engagements.
On ne revient pas indemne d’un voyage en Palestine, entend-on souvent. Au contact des territoires occupés, la cause palestinienne prend chair : on voit l’insupportable réalité des checkpoints, le harcèlement administratif, la hauteur du Mur, symbole glaçant ; on voit par ailleurs la société civile palestinienne, ses solidarités en action, des visages, des réseaux de résistance. C’est le propre de tout voyage un peu engageant. Hors des sentiers battus du tourisme, il arrive que des pays vous transforment et laissent sur vous une marque.
Je ne suis jamais allé en Palestine. J’ai par contre séjourné dans un pays voisin, au destin également tragique : la Syrie. Le souvenir de l’état d’esprit dans lequel je me trouvais lors de ce voyage, en 2007, est un bon point de départ pour partager quelques questionnements délicats mais nécessaires autour de la cause palestinienne. C’était donc bien avant l’éclatement des printemps arabes. L’année précédant ce voyage, j’avais été investi dans l’organisation étudiante d’une semaine contre le Mur en Palestine, justement. Cette semaine avait été intense, pleine de rencontres très riches, et même polémique (quelques professeurs et chercheurs de sciences religieuses s’étaient très officiellement émus de notre radicalité auprès des autorités universitaires, et nous leur tenions tête). Bref, je faisais corps avec la cause palestinienne. Du coup, pendant les quelques mois passés en Syrie, j’ai plaqué cette grille de lecture sur la réalité syrienne. À tel point que j’ai honte, aujourd’hui, de relire mes notes de voyage. J’y relativisais la dictature syrienne, en partie parce que cet État était depuis longtemps considéré, parmi les militants pro-Palestiniens, comme un État résistant héroïquement à Israël. Ce récit m’empêchait de voir certaines réalités internes à la Syrie.
La Palestine peut-elle nous aveugler ?
Cette petite anecdote n’est pas gratuite. Elle rappelle d’abord une évidence : les opinions et les actions sont influencées par la façon dont nous (nous) racontons les choses, par la mise en récit des événements, tant au niveau personnel que collectif et médiatique. Mais ce n’est pas tout. On constate aussi que plus un récit est fort, plus il est installé dans l’imaginaire, plus il donne une identité à une personne ou à un groupe, et plus il empêche tout autre récit d’émerger. C’est ce qu’illustre le témoignage, très fort, de cette jeune militante palestinienne affirmant : « Le monde tourne autour de la Palestine, c’est ce que je pensais jusqu’en 2011. La cause palestinienne, disais-je à l’époque, était le test décisif de l’engagement de toute personne pour la liberté et la justice. La Palestine était la seule et unique boussole qui devait guider toute révolution arabe1. » Quand les printemps arabes ont éclaté, cette jeune femme les a observés d’abord uniquement de son seul point de vue de militante palestinienne. Au point d’admettre, des années plus tard : « tout ce que je pouvais penser, inconsciemment, était : « Si le scénario égyptien se produit en Syrie, ce serait une catastrophe pour la Palestine. (…) Assad est un tyran et son régime est pourri, me suis-je dit, mais les résultats ultérieurs de sa chute pourraient être catastrophiques pour la Palestine et la résistance. Cet axe sacré de la résistance signifiait pour moi à l’époque beaucoup plus que les vies syriennes sacrifiées par ses défenseurs. »
Dans les discussions informelles, au sein de la gauche en général et du Mouvement Ouvrier Chrétien en particulier, on ose parfois cette interrogation : pourquoi la Palestine focalise-t-elle autant l’attention ? Pourquoi cette cause-là appelle-t-elle une solidarité institutionnelle évidente, et pas toutes les autres ? Les autres populations du Moyen-Orient méritent-elles moins de solidarité quand elles se révoltent contre un régime oppressant ? Les Yéménites, les Syriens, les Égyptiens, les Libyens, les Tunisiens, les Iraniens, entre autres ? Pire, il arrive aussi que le récit lui-même de ces soulèvements soit mis en cause. Nombreux sont ceux qui voient partout la main de la CIA et des États-Unis. Comme si les peuples du Moyen-Orient n’étaient pas capables, par eux-mêmes, de s’opposer à des régimes hostiles… sauf les Palestiniens.
Un conflit ancien et chargé de mémoire
Comment expliquer ce phénomène ? Par la relation très particulière que l’Occident entretient avec l’État d’Israël, avant tout. Sa création en 1948, juste après la seconde guerre mondiale, faisait suite à des décennies d’installations de colons juifs en Palestine, encouragées depuis le début du 20e siècle par la Grande-Bretagne. Comme le signale Bichara Khader, dans cette histoire, « l’Europe s’est rendue quadruplement coupable : par le soutien britannique au mouvement sioniste, par le massacre des juifs en Allemagne nazie, par le refus d’accueillir chez elle les rescapés et en faisant payer les Palestiniens pour des crimes qu’ils n’ont pas commis2 ».
En quelque sorte, la responsabilité de l’Europe, dans le processus historique qui a conduit à la situation actuelle, est particulièrement engagée. Défendre la cause palestinienne, c’est donc toujours aussi, quelque part, une manière d’assumer une responsabilité européenne dans ce conflit mêlé à notre propre histoire.
Pendant les vingt premières années de l’existence de l’État israélien, il existait cependant une certaine forme d’unanimité. Israël pouvait même presque être considéré comme une terre d’expériences « de gauche ». Des jeunes Européens, pas forcément juifs, partaient séjourner dans les « kibboutzim », ces communautés rurales alors collectivistes et autogestionnaires. Un tournant dans les consciences eut lieu au moment de la Guerre des Six-Jours, en 1967, explique Denis Sieffert. Alors que jusque-là, les Palestiniens étaient considérés presque uniquement comme des réfugiés, « l’extrême gauche prend position au contraire dans l’affirmation du Palestinien comme victime de la création d’Israël3. » Un imaginaire très fort se met alors en place, qui persiste jusqu’à aujourd’hui. « Israël, espoir déçu d’un socialisme autogestionnaire, symbolise à présent le pays colonisateur. Et un pays que soutiennent les États-Unis d’Amérique alors engagés dans la guerre du Vietnam. Les deux conflits s’amalgament. Il y a le Nord et le Sud. Le conflit israélo-arabe, qui mute en conflit israélo-palestinien, apparaît comme une pièce de ce puzzle planétaire. L’axe « américano-sioniste » apparaît dans le discours des comités Vietnam. »
Ainsi, soutient Marie Peltier, « le conflit israélo-palestinien a ceci de particulier, en plus d’être ancien et particulièrement dissymétrique, qu’il colle presque parfaitement aux lignes de fracture qui traversent l’opinion publique mondiale et plus encore la société française. Il y a (…), dans l’imaginaire collectif, la mémoire de la colonisation et le poids de l’impérialisme occidental, toujours déterminant aujourd’hui, dont la politique d’occupation des territoires palestiniens par le gouvernement israélien est perçue comme l’incarnation « suprême »4. » Il s’agit donc d’un conflit non seulement tout à fait réel, mais doublé d’une importante dimension symbolique. La mémoire de colonisations, de spoliations passées est ravivée par une colonisation qui se poursuit au présent.
Il est probable aussi que cette dimension symbolique soit renforcée par la place centrale que ce territoire occupe dans l’histoire des trois grandes religions monothéistes. Cela ne signifie certainement pas qu’il s’agit d’un conflit entre religions, loin de là. Mais l’attention se porte plus volontiers sur une ville comme Jérusalem, chargée de signification culturelle, que sur des villes moins connues du grand public dans d’autres régions du monde.
La non-convergence des luttes
La cause palestinienne peut-elle biaiser le regard que certains portent sur d’autres conflits dans cette région du monde ? Sans aucun doute. Cela signifie-t-il que la cause palestinienne n’est pas légitime ? Certainement pas. Notre propos ici n’est pas de créer des débats sulfureux et inutiles entre défenseurs de diverses luttes politiques. Nous voulons plutôt inviter à accepter la multiplicité des récits et situations et la singularité de chacun d’eux, afin d’éviter aux progressistes de sombrer dans des lectures simplistes. Celles-ci sont souvent enracinées dans un anti-impérialisme « primaire ». Primaire, justement parce qu’on se trouve face à des analyses qui expliquent tout par ce seul récit. Il est affligeant, par exemple, d’observer comment une partie du Labour britannique verse dans l’antisémitisme. Très inquiétant aussi d’entendre certains leaders de la France Insoumise ou du PTB relayer des versions complotistes voire négationnistes des massacres commis par le régime syrien et ses alliés.
Au fond, un slogan essentiel et bien connu des cercles militants doit peut-être être interrogé. Il s’agit de la fameuse « convergence des luttes » et, surtout, du discours sur l’identification d’un « ennemi commun ». N’est-ce pas cela même qui a conduit une partie des militants pro-Palestiniens, sur place et à l’extérieur, à maintenir leur soutien à Bachar Al-Assad au nom d’un « axe de résistance » à Israël ? C’est ce que dit en tout cas Budour Hassan, la militante palestinienne citée plus haut : « Je dois beaucoup à la révolution syrienne, qui m’a recréée. Je n’ai pas le statut, l’ambition ou la volonté de parler au nom de qui que ce soit, et encore moins au nom du peuple palestinien, mais je dois personnellement des excuses au peuple syrien. Je n’aurais jamais dû hésiter à soutenir sa juste cause. Je n’aurais jamais dû privilégier des préoccupations géopolitiques sur des vies syriennes, et je n’aurais jamais dû être si naïvement trompée par la propagande de l’axe de résistance. »
L’essentiel est là : notre solidarité doit s’attacher aux sociétés civiles et au sort des populations, pas à des axes idéologiques. La géopolitique peut en effet donner l’impression que quelques blocs d’acteurs puissants seraient la cause de tous les événements du monde. Or non, si les enjeux géopolitiques existent bel et bien, ils sont toujours partiels, et ils ne doivent pas nous empêcher de voir les dynamiques propres à chaque société, à chaque situation. « Les européens doivent reconnaître que c’est avec les sociétés civiles qu’il faut travailler, estime Leila Shahid, et qu’ils convient donc d’être à l’écoute de ces sociétés civiles des pays du Sud. (…) Les enjeux sont humains et pas simplement commerciaux car ce qui nous réunit tous est avant tout d’ordre culturel5. »
Les luttes ne convergent pas forcément. Il n’y a pas qu’un seul récit permettant de se situer toujours dans un seul et même camp. Selon les termes de Miguel Benasayag, « les luttes cohabitent conflictuellement ». Et il va encore plus loin : « L’expérience historique apprend que les seules luttes dans la modernité à n’avoir pas été trahies sont les luttes qui ne convergent pas : le féminisme, le droit civique des Noirs, celui des homos… Réduire la multiplicité de ces situations à un schéma commun, revient à refuser la richesse de la conflictualité, sur laquelle repose la société et plus généralement la vie6. »
La focalisation sur le conflit israélo-palestinien, si on peut l’expliquer, ne devrait donc jamais empêcher d’entendre la singularité d’autres formes d’oppression, d’autres soulèvements, d’autres engagements. Et inversement. Cet article a insisté sur les possibles aveuglements, mais il faut signaler qu’heureusement, très nombreux sont aussi ceux qui, militants de la cause palestinienne, ont pu et peuvent se montrer solidaires d’autres populations en lutte pour leur liberté ! Leur exemple illustre admirablement que ce n’est pas d’un ennemi commun fantasmé que doivent naître des solidarités, mais de valeurs partagées avec des individus et des collectifs. Que ce soit en Palestine, en Syrie, en Égypte, au Yémen ou en Iran, mais aussi en Russie, en Israël, aux États-Unis, en Belgique et partout ailleurs.
NB : Cet article n’engage que son auteur.
1. Budour Hassan, « Comment la révolution syrienne a métamorphosé la palestinienne que je suis », État d’Exception, www.etatdexception.net, 8 juin 2016
2. Bichara Khader, « L’Europe et la question palestinienne (1957–2017) : l’acteur enchaîné », Comité pour une Paix Juste au Proche-Orient, paixjuste.lu, 2017.
3. Sieffert, Denis, « L’extrême-gauche française et la question palestinienne » Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol. 96, no. 4, 2009, pp. 59–62.
4. Marie Peltier, « Pourquoi tant de passion pour la Palestine et d’indifférence pour la Syrie ? », L’Express, 13 août 2015.
5. « Femme de tête comme de coeur, Leïla Shahid, à l’image de la Palestine », Entretien, Mediapart, 16 juillet 2015.
6. « Miguel Benasayag : “Le pouvoir central est un lieu d’impuissance” », Entretien dans Philosophie Magazine, 14 mai 2016.