Perspectives | Grand soleil sur le blues ! (juin 2018)
Auteur : Guillaume Lohest, Contrastes juin 2018, p11 à 12
Tout va mal. On s’est planté sur toute la ligne. Attendez, vous êtes sûr ? Avez-vous essayé de penser l’inverse ? C’est nécessaire. Nous avons tendance à mettre de côté les faits, à ne voir que ce qui nous conforte dans nos certitudes. Changeons de lunettes un moment.
Noir-Jaune-Blues, c’est la déprime, semble dire ce dossier. Mais attendez. « Toute la musique que j’aime… Elle vient de là, elle vient du blues » chantait Johnny. Ce n’est peut-être pas si mal que cela, au fond, le blues. Ce sera l’exercice de ces deux pages : renverser la pensée, retourner les évidences, s’efforcer de voir le verre à moitié plein. Par ailleurs, connaissez-vous la méthode d’animation dite des « chapeaux de Bono1 » ? Pas encore ? Chaque chose en son temps. Sachez en tout cas que cette méthode propose, parmi d’autres, une séquence de réflexion « en chapeau jaune », lors de laquelle on se concentre exclusivement sur tout ce qui est positif. Eh bien ! C’est le moment de porter un chapeau jaune à propos de l’état de la société.
Les jeunes, le changement et l’ouverture
D’abord, il y a quelques chiffres, ici et là dans l’enquête, qui sont en eux mêmes encourageants. On remarque que sur certaines questions importantes, il existe un relatif consensus de constat. 71% des Belges estiment que les inégalités sociales sont insupportables. Même chose pour les questions envi ronnementales : 70% des gens estiment que les efforts réalisés en la matière sont insuffisants. Cela ne règle pas la question de la façon politique d’y remé dier, mais ces consensus partagés sont un bon début. Autre donnée encoura geante : les jeunes sont beaucoup plus ouverts sur les questions sociétales et familiales : par exemple, 85% des étudiants considèrent qu’un couple d’ho mosexuels avec un enfant est une vraie famille (contre seulement 17 à 34% pour les autres).
Tiens, les jeunes, justement. Une autre enquête récente, intitulée Génération Quoi2, a été réalisée dans toute l’Europe. Elle était destinée aux 18–34 ans. De nombreux constats rejoignent ceux de l’étude Noir-Jaune-Blues. Restons fidèles à notre chapeau jaune, et ne retenons que certains aspects qu’on peut interpréter positivement. D’abord, l’idée qui revient le plus souvent quand on demande à cette génération de se définir spontanément, c’est le changement,
la transition, le renouveau. On apprend même que 61% des 18–34 ans seraient prêts à participer à un mouvement de révolte du type de mai 68… Cela ne nous dit pas non plus avec quelles aspirations politiques, mais reconnaissons que c’est une donnée surprenante. En termes de fermeture identitaire, il semble également que les jeunes soient moins touchés que leurs aînés : 65% d’entre eux estiment que c’est une mauvaise chose que le nationalisme se développe en Europe. 69% pensent que l’immigration est une source d’enrichissement mutuel. Chers ami.e.s jeunes, si comme moi vous deviez vieillir, ne perdez pas votre ouverture en chemin !
Ce n’était pas mieux avant
Il existe un champion du « chapeau jaune » parmi les philosophes français : Michel Serres. Tandis que tout le monde se lamente sur l’évolution sociétale, il ne cesse d’essayer d’attirer notre attention sur le fait que ce n’était pas mieux avant, certainement pas. « J’entends une parole très négative sur les jeunes et le monde tel qu’il est devenu. J’ai voulu rappeler qu’il y a un peu plus d’un demi-siècle, nous avions Hitler, Staline, Franco, Mussolini, Mao Zedong, qui ont fait quarante-cinq millions de morts. (…) Un chercheur américain l’a d’ailleurs confirmé, nous assistons à une baisse tendancielle de la violence. Et si beaucoup sont persuadés que notre monde est violent, nous n’avons jamais connu une telle paix1. »
Les faits sur le monde
Le médecin et statisticien suédois Hans Rosling s’est, quant à lui, rendu célèbre par sa manière de faire parler les chiffres. À l’aide de graphiques animés compilant les données mondiales disponibles, il montre comment l’extrême pauvreté n’a cessé de reculer jusqu’à aujourd’hui, ainsi que la mortalité infantile et le taux de natalité, tandis que l’éducation progresse partout. Il termine une conférence célèbre4 par ces mots : « Alors, quand vous penserez à cet avenir, j’ai un petit conseil à vous donner. Avant toute chose, consultez les données. Observez les faits sur le monde. Et vous verrez où on en est et vers où on peut aller avec ces milliards d’humains sur cette merveilleuse planète. Le défi pour éradiquer l’extrême pauvreté est déjà bien engagé. (…) Le défi de la croissance démographique est, de fait, déjà gagné, puisque le nombre des naissances a cessé d’augmenter. (…) Je ne me suis jamais pris pour un optimiste, mais j’affirme être un possibiliste. Et j’ajouterai que le monde est meilleur que ne le pensent beaucoup d’entre vous. »
Les périls de la perception
Attirer l’attention sur les faits : tel est également l’objectif de l’étude internationale Perils of perception5, actualisée régulièrement depuis 2014 par l’Institut Ipsos. Cette étude mesure le décalage entre une réalité mesurable et la représentation que s’en font les populations. Elle met en évidence que nous exagérons souvent les choses. Par exemple, à propos du nombre de smartphones en circulation dans le monde, ou de l’utilisation de Facebook, les gens ont tendance à surévaluer la réalité.
Sur des sujets plus lourds également, comme le terrorisme, les personnes interrogées pensent souvent qu’il s’agit d’un phénomène en augmentation, alors que dans la plupart des régions du monde il est en diminution. Les représentations concernant la santé ne sont pas en reste, avec des surestimations importantes dans de nombreux pays de l’impact de certaines maladies, et des sous-estimations pour d’autres.
Comment expliquer cela ? L’Institut Ipsos mentionne cinq facteurs d’explication : « tout d’abord l’habileté ou non à se représenter des données mathématiques et statistiques. Ensuite les préjugés propres à chaque individu, mais aussi l’incapacité à compter dans les pays les moins avancés. En outre, l’influence des médias et de leur traitement des faits peut évidemment déformer la perception : par exemple si les Français sont ceux qui se trompent le plus sur le nombre de Musulmans en France c’est probablement car le traitement médiatique de ce sujet est très fort depuis plusieurs années. Enfin, il peut sembler a priori normal de ne pas connaître certains chiffres6 », phénomène qu’on appelle simplement l’ignorance rationnelle.
Nous méfier des biais
Cet article ne dit pas que tout est rose. Il n’a pas pour but de contredire les inquiétudes sociétales, de leur opposer une vision positive qui serait la bonne. Il invite plutôt à une discipline : rester critique, c’est continuellement penser contre soi-même. Ce n’est pas évident.
La pensée humaine est truffée de nombreux « biais cognitifs » relevés par les psychologues et les sociologues. L’un des plus importants s’appelle le biais de confirmation, qui est la tendance à ne retenir que les informations qui confortent nos idées déjà établies. On « attire en quelque sorte la réalité à nous », plutôt que d’être à l’écoute de celle-ci. Ainsi, il est possible que notre idée du monde soit bien plus sombre que le monde lui-même. Ce n’est qu’une possibilité, bien sûr.
Par ailleurs, pour mener une réflexion politique, on ne peut se contenter de l’analyse quantitative. La perception des tendances, des perspectives futures, des points de bascule, des risques, la prise en compte des affects, tout cela fait partie de la vitalité démocratique. Ce ne sont pas les chiffres qui votent, ce sont les gens. Mais tout de même. Participer à la réflexion et à l’émancipation collectives, c’est aussi apprendre à nous méfier de nos biais cognitifs. Vous avez tendance à tout voir en noir ? À n’écouter que du blues ? Essayez un peu le jaune, la musique électro, la musique classique… Et inversement bien sûr.
1. Edward de Bono, Les six chapeaux de la réflexion, traduit de l’anglais par Michèle Sauvalle, Éditions Eyrolles, 2005 (édition anglaise orig. 1985).
2. Voir les résultats de cette enquête sur le site de la RTBF : http://generation-quoi.rtbf.be
3. Entretien avec Michel Serres: « L’espèce humaine est constituée de braves gens », propos recueillis par Julie Rambal, Le Temps, 30 décembre 2017.
4. Don’t panic ! – Hans Rosling showing the facts about population, conférence disponible sur Youtube, https://www.youtube.com/watch?time_continue= 5&v=FACK2knC08E
5. Perils of Perception 2017 : Préjugés vs Réalité, https://www.ipsos.com/fr-fr/perils-perception- 2017-prejuges-vs-realite
6. Grégoire Lusson, « Les périls de la perception : l’étude qui déconstruit les idées reçues », 11 octobre 2016, delitsdopinion.com
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