Politique | Chers élus, savez-vous que… ? (juin 2018)
Auteure : Monique Van Dieren, Contrastes juin 2018, p7 à 10
Les résultats de l’enquête d’opinion sur les préoccupations et les inquiétudes des Belges ont interpellé les journalistes, le monde associatif, les sociologues. Mais nos mandataires politiques s’y sont-ils vraiment intéressés, eux qui sont les premiers concernés ? A la veille de quatre scrutins électoraux, il serait utile qu’ils entendent et comprennent les signaux forts donnés par les citoyens…
Lettre ouverte d’une citoyenne aux élus actuels et futurs
Avec mes lunettes de citoyenne critique, j’ai lu avec une grande attention les résultats de l’enquête réalisée par Dedicated Research, publiée par Le Soir il y a quelques mois, et dont la RTBF s’est emparée pour envoyer ses journalistes sillonner villes et campagnes. Ces résultats sont interpellants, bouleversants, émouvants, inquiétants.
Et vous, chers élus, avez-vous lu les résultats ? Vous êtes-vous demandé de quoi les paroles de vos électeurs sont-elles le signe ? En quoi elles devraient questionner les valeurs que votre parti défend, les mesures concrètes que vous adoptez au gouvernement, au Parlement, au Conseil communal ou au CPAS ? Bref, vous êtes-vous saisi de cette enquête salutaire pour faire votre examen de conscience ?
Non ? Eh bien, à ma manière, je vais vous aider à le faire… Veuillez m’excuser de simplifier le propos en vous mettant tous dans le même sac sous l’appella tion « Chers élus », alors que je sais pertinemment bien que vous êtes forts différents ! Bien que portant des lunettes particulières selon le parti auquel vous appartenez, le lieu où vous agissez, votre sensibilité personnelle, je vous invite cependant à y plonger complètement. Je vous assure, ce ne sera pas du temps perdu…
Repli identitaire
Chers élus, vous qui êtes bien placés pour savoir qu’on vit dans un monde globalisé, vous qui rencontrez des personnes de tous horizons dans le cadre de vos fonctions, et qui aimez cette fenêtre ouverte sur les autres et sur le monde ; vous qui entendez comme moi dire que la Belgique est un peuple multiculturel et tolérant, savez-vous que vos concitoyens se complaisent de plus en plus dans des formes de replis identitaires ? Qu’il s’agisse de ghettos de riches ou de pauvres, de communautés culturelles ou nationales, chacun s’enferme dans des cloisons les plus étanches possibles par peur de l’autre, par peur de perdre ses acquis. Partout en Belgique se manifeste une forte envie de s’enfermer dans son cocon pour se protéger : “ On ne va pas dans le village voisin ; On veut préserver notre niveau de vie ; On vit dans le même quartier mais on est mentalement séparés.” Ces replis culturels, sociaux, économiques, identitaires sont causés par de nombreux facteurs : l’insécurité physique et financière, l’augmentation des inégalités, l’incompréhension face à la complexification du monde, la perte de repères idéologiques et de valeurs-ciment de la société (la solidarité, le respect…).
Chers élus, vous êtes-vous posé la question de votre part de responsabilité dans ce repli identitaire ? Les discours haineux décomplexés et nauséabonds provenant notamment du Nord du pays y contribuent clairement. Mais d’autres discours ou mesures plus sournoises participent de ce phénomène lorsqu’il s’agit de construire des cités de logements sociaux complètement
isolées, de criminaliser non seulement les migrants mais aussi ceux qui les hébergent, de restreindre ou supprimer les subsides des associations de terrain qui tentent de créer du lien social…
Je pense que nous avons tous à perdre, y compris vous, à vivre dans un monde où les individus n’ont plus comme seule préoccupation quotidienne que de défendre leur jardin, leur compte-épargne, leur culture, leur cocon familial. Ceux-là, chers élus, sont devenus sourds à vos discours et vos slogans électoraux – sincères ou hypocrites – prétendant agir pour l’intégra tion et le bien-être de tous. Vous n’êtes plus crédibles car vous avez contribué (volontairement ou non) à renforcer la peur de l’autre et à enrayer les mécanismes d’intégration. Or, le rôle de la Politique (avec un grand P) n’es-telle pas de contribuer à “faire société”, c’est-à-dire de mettre en place pour tous les citoyens les conditions matérielles, sociales et culturelles d’un “bien vivre ensemble” ? Notamment en permettant à l’associatif et aux “corps intermédiaires” de faire leur boulot d’interface entre les citoyens et vous, plutôt que de leur mettre des bâtons dans les roues et les discréditer ? Dans votre intérêt et celui de tous, il est plus qu’urgent de changer de cap…
SEULEMENT 20% DE CONFIANCE EN LA JUSTICE
Dans la même logique d’assèchement des services publics largement ressentie par la population, les institutions judiciaires ne sont pas épargnées. Or, la Justice est un pilier de la confiance que les citoyens entretiennent envers ses dirigeants. Impossible de lui faire confiance si on a l’impression que la Justice ne fait plus son boulot, qu’elle est devenue inaccessible, qu’elle a perdu son impartialité. Or, c’est bien ce que montre l’enquête (seulement 20% de confiance dans la Justice). Et ce que dénonce la juge Manuela Cadelli dans son récent ouvrage : « Radicaliser la Justice ». Pour elle, la pression financière exercée sur la Justice est gravissime. « Un peu partout, la social-démocratie s’est fourvoyée en asséchant les services publics, dont la Justice. L’équipe Michel, elle, a accentué la pression de manière totalement décomplexée. »1
Elle dénonce la volonté du gouvernement de lutter contre la prétendue surconsommation de la Justice en rendant son accès prohibitif. Or, pour elle, « cela pénalise d’office les plus démunis, alors que les gens les plus aisés peuvent se montrer déraisonnables en la matière ».
Le gouvernement tente également de reprendre de l’influence sur le pouvoir judiciaire, censé être pourtant totalement indépendant. De nombreux incidents et déclarations du ministre de l’Intérieur attestent de cette volonté de brider l’indépendance de la Justice dans le but de l’affaiblir et de la discréditer. Dans un tel contexte de manque de moyens pour fonctionner correctement et de remise en cause permanente de son action, pas étonnant que la confiance des citoyens envers cette institution s’étiole. Ici aussi, la responsabilité du politique pour préserver le cœur vital de la démocratie est engagée…
1. Manuela Cadelli interrogée par Thierry Denoël dans Le Vif du 04/07/18
Un chantier de rénovation : la politique
Une deuxième interpellation des citoyens dans l’enquête Noir-Jaune-Blues, c’est la perte de confiance dans les institutions démocratiques, en particulier dans le système politique dont vous êtes les représentants. Savez-vous que sept personnes sur dix ont le sentiment que leurs idées ne sont pas représentées et que la démocratie représentative, pilier de notre système politique, est en panne ? Et qu’une personne sur deux n’irait pas voter si ce n’était pas obligatoire ?
Voilà de quoi se questionner – et en particulier vous – à la veille de quatre scrutins électoraux. Comment allez-vous rétablir la confiance de la majorité de vos électeurs qui ne croient plus à votre sincérité ou aux bienfaits de l’action politique ? Une réflexion autour de la transformation du système démocratique s’impose. Il ne faut sans doute pas attendre du monde politique lui-même qu’il impulse seul ce chantier de réformes – et ce n’est sans doute pas souhaitable -, mais il est de votre responsabilité de faire l’autocritique du système auquel vous contribuez et de permettre à la société civile et aux intellectuels visionnaires d’élaborer les plans de ce chantier en vue d’entamer les travaux de rénovation.
Et puisque je suis citoyenne engagée dans une association dénonçant les ravages du néolibéralisme, permettez-moi de vous remonter les bretelles… En soutenant des politiques d’austérité ou en ne les combattant pas assez vigoureusement, vous avez contribué à répandre l’idée qu’il n’y a pas d’alternatives au néolibéralisme (le fameux TINA de Margaret Thatcher), qu’il faut arrêter de mener des combats idéologiques et au contraire être pragmatiques ; qu’il faut prendre des mesures concrètes pour rétablir la compétitivité, relancer la croissance, baisser les dépenses publiques, freiner les coûts de la sécurité sociale. Vous avez réussi à faire croire que “la gauche et la droite, ça n’a plus de sens” pour plus de la moitié des Belges qui refusent de se situer politiquement.
Les scandales financiers et éthiques touchant de nombreux partis politiques, les tensions communautaires et le sentiment que le politique n’a plus rien à dire face au pouvoir de la finance achèvent ce tableau peu reluisant d’un discrédit politique qui semble peu atteindre la carapace de vos collègues mandataires. Au point que nombre de vos élus en appellent à un pouvoir fort, c’est-à-dire autoritaire, capable de décider au lieu de tergiverser, de les protéger contre les intrusions de tous ordres, quelles que soient les valeurs défendues par ce pouvoir fort. Vous qui, je l’espère, êtes des ardents défenseurs du débat démocratique, avez-vous vraiment envie d’en arriver là ? Que faites vous pour combattre cette tentation totalitaire ?
Pensez à ceux qui, dans le milieu associatif, doivent inlassablement recoller les morceaux d’une atomisation grandissante dont vous vous souciez peu ou que vous semblez impuissants à combattre ; écouter les frustrations et
les difficultés, informer, aider à analyser et à dépasser les idées toutes faites et les préjugés, recréer du lien social, redonner l’envie et la capacité d’agir, chercher des réponses collectives aux situations personnelles, choisir la voie de la solidarité plutôt que celle du chacun pour soi. Bref, nous devons ramer à contre-courant sous un vent néolibéral et communautariste de plus en plus soutenu…
Un quotidien sous pression
Chers élus, sachez que l’enquête n’invitait pas seulement les citoyens à s’exprimer sur les grands défis belgo-planétaires, mais aussi et surtout sur les peurs, les inquiétudes et les tracas du quotidien. Et là aussi, en tant qu’élus, vous avez du boulot ! Car l’impression qui domine largement chez les citoyens, c’est qu’ils ne sont pas écoutés et qu’ils n’obtiennent pas de réponse à leurs préoccupations quotidiennes.
L’auteur de l’enquête résume ces préoccupations de cette manière : “Un sentiment d’organisation très chaotique de la société”. Au 21e siècle, dans un petit pays riche, capitale de l’Europe, censé être champion du fameux compromis à la belge, est-il acceptable aux yeux de leurs usagers que les services publics dysfonctionnent gravement ? Que les transports en commun soient insuffisants et que les travaux de voirie qui n’en finissent pas empoisonnent les navetteurs ? Qu’il manque d’activités pour les jeunes et que les familles ne trouvent pas de place en crèche pour leur enfant ? Qu’il faille parfois attendre des années avant d’obtenir un logement social ?…
Autant de soucis du quotidien qui empoisonnent la vie et renforcent la défiance envers les institutions et les niveaux de pouvoir censés remplir ces missions. Or, pour Benoît Scheuer, “ces institutions sont les armatures, les ciments de la société”. Car si le problème des tunnels bruxellois est dérisoire par rapport à d’autres enjeux mondiaux ou même nationaux, l’importance que les Belges (et les médias) ont accordé à ces problèmes quotidiens de mobilité est révélatrice d’une accumulation d’agacements et de frustrations que vous êtes incapables de solutionner de manière globale et durable.
Une insécurité matérielle grandissante
Chers élus, au lot des préoccupations quotidiennes, les citoyens expriment la peur du lendemain et une insécurité matérielle grandissante. Alors qu’auparavant nous avions une relative confiance en notre avenir et celui de nos enfants, aujourd’hui c’est la peur de se retrouver au chômage et de tomber dans la précarité qui domine.
Plus de 40% des personnes ont vraiment peur de se retrouver au chômage, et l’augmentation des inégalités sociales est clairement ressentie par 70% de la population. Cette peur du chômage et de la précarité, chers élus, vous en portez une lourde part de responsabilité. Car contrairement à ce qui se passait il y a encore quelques années, la sécurité sociale est de moins en moins un rempart contre la pauvreté.
Ce filet de protection est solidement troué à cause de la politique d’activation- exclusion des chômeurs et des malades de longue durée, de flexibilisation du marché de l’emploi (jobs-jobs-jobs), de mesures facilitant les licenciements, de pensions légales de plus en plus aléatoires, de soins de santé de plus en plus coûteux au point que de nombreux citoyens renoncent à certains soins, etc
Les mesures typiquement néolibérales d’activation des bénéficiaires d’allocations touchent à présent les CPAS. Pas étonnant donc que les citoyens ont peur de l’avenir et n’ont plus confiance dans les institutions qui sont censées les protéger. Or, en tant qu’élu, vous êtes le garant de leur bon fonctionnement et surtout des valeurs qui ont prévalu à leur création : l’assurance de bénéficier d’un revenu de remplacement inconditionnel et suffisant en cas de perte d’emploi ou d’accident de la vie.
Que vous soyez mandataire local, régional ou fédéral, admettez que votre pouvoir d’action pour maintenir un système de protection social solide est important. Donner une réponse politique à cette peur viscérale de la moitié de la population est de votre responsabilité. Pour Benoît Scheuer, l’auteur de l’enquête, traduisant l’opinion des personnes interrogées, “le système financier exerce une contrainte telle sur les Etats qu’il les met en situation de ne plus avoir la capacité d’améliorer nos vies quotidiennes”.
Jusqu’à quand, chers élus, allez- vous laisser le système financier étrangler les recettes des Etats en fermant les yeux sur la fraude et l’évasion fiscale, en faisant des cadeaux aux actionnaires de sociétés sous prétexte de compétitivité, en taxant très peu les revenus mobiliers et immobiliers ?
Eux et nous… ou Nous et nous ?
La juxtaposition de ces phénomènes exprimés par vos électeurs – repli sur soi, organisation chaotique de la cité, difficultés matérielles, défiances envers les institutions, effritement des valeurs qui cimentaient les individus – conduit à une question fondamentale : “Comment faire société avec des individus de plus en plus autonomes, mais aussi de plus en plus vulnérables car seuls face aux dominations qu’ils vivent quotidiennement ?”
Face à ce défi, chers élus, votre combat politique peut suivre deux voies totalement opposées : soit vous choisissez la voie de la gouvernance autoritaire fondée sur l’atomisation des individus et les identités excluantes comme c’est le cas dans de nombreux pays européens, soit vous restaurez l’importance du “commun” (biens et services), vous redonnez aux acteurs sociaux une capacité d’agir, vous reprenez le contrôle sur le monde de la finance.
Car “faire société” ne se fera pas avec les populistes identitaires, ceux qui amènent dans leur sillage les individus abandonnés et atomisés (voir Contrastes mai-juin pages 16–19), mais bien davantage avec les renaissants, ceux qui recréent du lien social et sont convaincus que le changement est en route et se fera d’abord par le bas. Et même si le mouvement social s’est fortement affaibli à cause de l’atomisation extrême des individus, attendez-vous à ce qu’il ne se laisse pas complètement broyer par la machine néolibérale dont nous sommes (presque) tous victimes.
Mais “le risque est réel s’il n’y a pas un sursaut rapide”, conclut Benoît Scheuer. Est-ce vraiment cela que vous souhaitez, chers élus ? Etes-vous également victimes de l’acide qui a dissous votre capacité d’action dans la sphère politique ? Eléments de réponse lors des prochaines échéances électorales…
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