Robotisation : Alerte our l’emploi wallon ? (août 2017)
Auteur : Guillaume Lohest, Contrastes août 2017, p7 à 8
Depuis quelques années, les possibilités démultipliées de robotisation des activités humaines font craindre à certains une hécatombe pour l’emploi. D’autres tempèrent des prévisions jugées exagérées. Quoi qu’on pense des scénarios, ce débat doit remuer en profondeur le monde du travail.
Le 27 juin 2017, l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS) publiait une étude intitulée : La digitalisation de l’économie wallonne, une lecture prospective et stratégique. D’emblée, la presse francophone a relayé la révélation-choc de cette étude. « Près de la moitié de l’emploi wallon menacé par la robotisation » titrèrent La Libre et la RTBF, tandis que Le Soir avançait : « Wallonie : les robots menacent 565.000 emplois ». Il n’en fallait pas davantage pour attiser le débat, déjà brûlant, sur l’évolution de l’emploi dans un contexte de numérisation et de robotisation de l’économie.
Les mots de la transformation
Mais de quoi faut-il parler ? De robotisation ? D’automatisation ? De numérisation ? De digitalisation ? Malgré les nuances propres à ces différents termes , nous utiliserons principalement dans cet article le mot « robotisation » car il nous semble être celui qui évoque le plus directement le phénomène de remplacement de personnes pour assurer des tâches exercées jusqu’alors dans le cadre de l’emploi. Il faut toutefois comprendre « robot » au sens large, c’est-à-dire pas seulement pour désigner des machines à forme humaine ou animale comme Zora, Atlas ou Bruce, mais pour parler de tous les phénomènes de numérisation ou d’automatisation qui permettent aujourd’hui, et de plus en plus, de faire réaliser des tâches manuelles ou cognitives non routinières.
Quelques exemples ? Cela fait déjà plusieurs années que des robots-rédacteurs peuvent se charger d’écrire des modes d’emploi d’appareils électroménagers ou des dépêches journalistiques à partir de masses de données chiffrées, comme des élections ou des événements sportifs. Ce ne sont pas des robots « en chair et en os », mais plutôt des moteurs de rédaction, qui traduisent des tableaux en petits textes construits. Des robots, à forme humaine ceuxlà, aident les passagers à s’orienter dans des aéroports (cf. photo), ou commencent à assister la police aux Émirats Arabes Unis. Ceci sans
parler de l’automatisation de tâches administratives, de gestes et de diagnostics médicaux, de relations commerciales, de services aux clients, etc.
Des chiffres menaçants…
On le voit, la possibilité de remplacer des humains par des robots concerne tous les secteurs de l’économie, tant la production de biens que les services aux personnes ou l’administration. Et c’est en cela qu’il faut prendre au sérieux les chiffres alarmants sur la disparition annoncée d’un grand pourcentage des emplois actuels. Au coeur de cette alarme mondiale, il y a un document de travail de deux chercheurs, Frey et Osborne, publié en 2013 dans le cadre d’un programme de recherche de l’université d’Oxford1. Ce texte, abon damment repris et commenté, annonçait que 47% des emplois aux États-Unis présentent un risque élevé d’automatisation dans les dix à vingt prochaines années. D’autres chercheurs ont extrapolé ces résultats pour l’Europe, avec des résultats comparables.
L’étude de l’IWEPS de cette année reprend la méthodologie de Frey & Osborne, en utilisant des données calculées par ING en 2015. Les emplois wallons fortement menacés de robotisation représentent 49,3% de l’emploi total actuel. « Les secteurs d’activités les plus touchés en termes absolus par la menace de substitution seraient le commerce et réparation d’automobiles et motocycles, d’une part, et la santé humaine et l’action sociale, d’autre part, regroupant près de 30% du volume total d’emplois menacés (soit 166.500 emplois). Viendraient ensuite l’industrie manufacturière et l’administration publique, qui concerneraient ensemble 24% de l’emploi vulnérable wallon. »2. Il s’agit bien sûr de chiffres bruts. Ces risques de diminu tion de l’emploi pourraient être compensés par la création de nouveaux emplois liés à la digitalisation. Mais dans quelle mesure ?
… à relativiser ?
Ces études chiffrées suscitent de vives critiques. Gérard Valenduc (FTU) rappelle que des projections théoriques de ce genre se sont avérées fausses par le passé. « Dans les années 1980, l’arrivée du traitement de texte faisait craindre un effondrement des emplois de secrétariat. Aujourd’hui, ces emplois sont plus nombreux, plus diversifiés et plus qualifiés. Au début des années 2000, l’expansion des progiciels de gestion intégrée (ERP) allait “dégraisser” tous les services comptables. Aujourd’hui, les spécialistes de la comptabilité
constituent toujours un métier en pénurie. Les exemples de ce type sont nombreux. »3
Par ailleurs, la méthodologie de Frey & Osborne repose sur une conception simpliste et uniforme du travail. Basée sur l’identification de 702 métiers-types, elle nie la singularité et la variabilité des tâches selon les entreprises, les différences d’organisation du travail, les rapports de force et les conflits, les dynamiques collectives, la subtilité des compétences et des trajectoires… En un mot, un travailleur ne se réduit pas à une somme de tâches : les syndicats sont bien placés pour le savoir, de très nombreux employeurs également.
Enfin, dire qu’une tâche est « robotisable » en théorie ne signifie nullement qu’elle le sera en pratique. Enfin, le débat sur la robotisation remet au goût du jour le concept de « destruction créatrice » énoncé par l’économiste Joseph Schumpeter en 1942. Selon ce dernier, l’économie capitaliste fonctionne par cycles de destruction et de création d’emplois. Les innovations technologiques, l’ouverture de nouveaux marchés, les ruptures dans l’organisation du travail conduisent dans un premier temps à des destructions d’emplois. Ensuite, elles participent à créer de nouveaux métiers.
Cette théorie domine encore largement l’imaginaire économique, tant à droite qu’à gauche. Deux exemples fréquemment cités sont la naissance de l’imprimerie au 15e siècle et le développement de l’industrie textile au 18e siècle, qui rendirent inutiles les copistes et les artisans du textile, mais firent apparaître des éditeurs, des typographes et des ouvriers par centaines de milliers. Pour notre situation actuelle, cela signifierait que la digitalisation de l’économie pourrait connaître un « second temps » très créateur d’emplois, après l’ouragan de la destruction.
Entrevoir ce qui peut émerger
Résumons. D’un côté les prévisions alarmantes avec 50% des emplois menacés de robotisation. De l’autre, on relativise : de tous temps, l’économie se serait adaptée et les humains auraient toujours retrouvé des formes d’équilibre. Comment se situer dans ce débat ? Pour notre part, sans être dupe des chiffres-chocs des modèles théoriques, nous estimons que les alertes sont plutôt saines. Elles doivent encourager tous ceux qui se situent aujourd’hui plutôt sur une ligne de méfiance vis-à-vis des ruptures technologiques à développer une vision et une stratégie politique plus prospective.
Le monde syndical, en particulier, ne peut que s’interroger sur l’évolution de son rôle et de ses missions dans une perspective où la puissance et l’omniprésence des robots et des machines bouleversera fondamentalement les représentations sur ce qu’est le travail, sur ce que rémunère un revenu (est-ce toujours une force de travail, un temps de travail ?). Les questions qui se posent ne sont pas à prendre à la légère. Elles sont l’occasion d’un exercice profond de réaffirmation, d’affinement ou d’adaptation des valeurs. La défense des travailleurs en général est-elle toujours synonyme de maintien de tout type d’emploi existant ? Les tâches, les métiers n’ont-ils de sens que pour le résultat qu’ils produisent ou dans leur accomplissement même ? Lesquels oui, lesquels non et selon quels critères ? Si certaines robotisations devaient être refusées : pourquoi celles-là, sur quels principes collectifs ? Où placer les balises pour un progrès social durable et partagé, sans faire l’autruche sur la réalité des dynamiques économiques permettant de remplir l’assiette actuelle ?
Ces interrogations, pas toutes neuves d’ailleurs, peuvent sembler théoriques. Elles prendront pourtant chaque jour des formes très concrètes de choix à poser et de positions à tenir, ici pour tel projet d’implantation ou de fermeture d’entreprise, là pour telle ou telle filière de formation à organiser ou à abandonner… Où mobiliser l’énergie disponible ? Comme dit le dicton, on entend l’arbre tomber mais pas la forêt pousser. Il faut toujours porter ses efforts du côté de ce qui germe.
Lexique
NUMÉRISATION :
Au sens retreint, c’est la conversion d’informations reposant sur un support matériel (audio, vidéo, image, texte…) en données numériques. Au sens large, la numérisation de l’économie signifie le passage d’une économie reposant sur des échanges et des processus matériels à une économie reposant essentiellement sur des échanges et des processus numériques. On parle de « révolution numérique » pour souligner le caractère extrêmement rapide de cette transformation.
DIGITALISATION : Il s’agit d’un anglicisme, synonyme de numérisation.
ROBOTISATION : Mise en place de robots pour remplir des tâches ou fonctions qui étaient jusqu’alors remplies par des êtres humains. On parle de robots au sens large, c’est-à-dire non seulement les machines à l’aspect humain ou animal, mais globalement toute machine, algorithme ou moteur de calcul qui peut effectuer des tâches jusque là réservées à l’être humain.
AUTOMATISATION :
Désigne le remplacement des hommes par des machines pour des tâches routinières, répétitives (tandis que la robotisation englobe les tâches non routinières).
Sources
1. Frey, C.B. et Osborne M.A., « The Future of Employment : How Susceptible are Jobs to Computerisation ? », Oxford University, 17 septembre 2013.
2. Albessart C., Calay V., Guyot J.L., Marfouk A. et Verschueren F., « La digitalisation de l’économie wallonne : une lecture prospective et stratégique », Rapport de recherche de l’IWEPS, Mars 2017, publié le 27 juin 2017.
3. Valenduc Gérard, « Les nouveaux robots vont-ils dévorer nos emplois ? », Note d’éducation permanente de l’ASBL Fondation Travail-Université (FTU), n° 2016- 7, juin 2016.