La logique du soupçon dans le travail social (avril 2017)
Auteure : Christine Steinbach, Contrastes avril 2017, p14
Des intervenants sociaux chargés d’évaluer si leur interlocuteur ne serait pas en train de ruminer un acte terroriste. Des étrangers expulsés du pays sur simple soupçon…
Sous couvert de lutte anti-terroriste, des droits fondamentaux comme le secret professionnel ou la présomption d’innocence sont mis à mal. En point de mire : le travail social, les précarisés et les étrangers. N’y aurait-il pas comme une dérive ?
Dans l’arsenal de nouvelles mesures de lutte anti-terrorisme, deux projets de loi en particulier retiennent notre attention car leur portée empiète sur des droits fondamentaux et mobilise des résistances collectives. Tous deux portent sur des compétences fédérales.
Le premier vise à pouvoir expulser des étrangers, même nés en Belgique, pour « « risques de trouble à l’ordre public ». Le second veut imposer aux intervenants sociaux de rompre de leur propre chef le secret professionnel pour « signaler des informations dignes de constituer des indices sérieux d’une infraction terroriste ».
“Trouble de l’ordre public” : une notion bien arbitraire
Le 9 février dernier, un projet de loi est adopté dans la précipitation en séance plénière du parlement fédéral. Il modifie la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers.
Par ces modifications, l’Office des étrangers est désormais autorisé à délivrer, seul, un ordre de quitter le territoire en invoquant simplement des motifs graves afin de renforcer la protection de l’ordre public et de la sécurité nationale. Autrement dit, l’Office reçoit une délégation du pouvoir exécutif pour déterminer l’expulsion de personnes étrangères, même s’il n’y a pas eu de condamnation. Le recours auprès du Conseil du contentieux des étrangers ne permettra plus de suspendre la décision, de sorte que cette expulsion pourra être rapide, la personne ne disposant plus que de 15 jours pour réagir par écrit.
A l’appel de deux avocates du Progress Lawyers Network, de nombreuses associations ont protesté, notamment en publiant une Opinion parue dans la Libre du 6 mars. Le texte dénonce plusieurs atteintes à l’Etat de droit. Pour commencer, la référence à ce concept flou de « risque de trouble de l’ordre public » est très inquiétante et introduit une bonne part d’arbitraire. Qu’est-ce au juste que l’ordre public et qu’est-ce qui peut le troubler ? Chanter trop fort en rue après 22h ; faire du ménage en black ou bien un mariage blanc… de tels actes pourraient entrer sous le coup de la définition si on le veut.
Tout aussi inquiétant, la délégation de pouvoir donnée à l’Office des Etrangers relève d’une non-séparation des pouvoirs, un pilier pourtant de l’Etat démocratique. Et que dire de cette justice expéditive, qui fait l’impasse sur la présomption d’innocence et sur le droit à un procès équitable ?
Etrangers, citoyens de seconde zone
Cette mesure semble indiquer qu’en Belgique, les personnes issues de l’immigration et étrangers restent des étrangers. Même lorsqu’ils sont nés et élevés en Belgique, éduqués dans les écoles du pays, payant les contributions à l’Etat belge, ils ne seront jamais vraiment considérés comme nos égaux mais comme des « citoyens de seconde zone », ainsi que le dénonce l’association d’avocats : « En cas de faute, ils ne seront pas seulement poursuivis pénalement mais aussi bannis, et seront ainsi sanctionnés doublement. Les droits fondamentaux semblent ainsi compter deux fois moins pour
‘eux’ que pour ‘nous’ ».
Mais dans le climat de peur qui prédomine et que l’autorité publique contribue elle-même à nourrir par ce type de mesures, on est en droit de se demander ce que signifie et ce que signifiera encore ce « nous » dans la suite. Après les étrangers, qui d’autre pourrait être accusé de « trouble à l’ordre public » ? Ceux et celles qui organisent des manifestations de protestation dans la rue, par exemple ?
Dans la foulée, une autre proposition de loi, pas encore adoptée, soulève des inquiétudes. Cette fois, c’est le travail social qui est en ligne de mire.
Lutter contre le terrorisme ou contre la fraude sociale ?
Au mois de février 2016, la députée fédérale N-VA Valérie Van Peel dépose une proposition de loi « en vue de promouvoir la lutte contre les infractions terroristes ». A cette époque, deux attentats ont frappé Paris. Bruxelles sera touchée le mois suivant. La députée justifie sa proposition de loi en expliquant que certains CPAS bruxellois ont refusé de communiquer des renseignements à la justice ou à la police dans le cadre du projet BELFI. Ce projet visait à identifier les résidents belges partis en Syrie afin de vérifier qu’ils ne percevaient plus d’allocations sous quelque forme que ce soit. Voire d’en exiger le remboursement. Par conséquent, madame Van Peel veut modifier la loi organique des CPAS afin de « contraindre les membres du conseil et du personnel des CPAS à communiquer des renseignements au sujet des personnes qui font l’objet d’une enquête concernant des infractions terroristes au juge d’instruction ou au
procureur du Roi qui en fait la demande ».
Sollicité, le Conseil d’Etat rend un avis intéressant.
Il note tout d’abord que la loi organique des CPAS est une compétence des Communautés et pas du fédéral. Plus fondamentalement, il rappelle que le secret professionnel protège deux intérêts : tout d’abord « l’intérêt et le droit à la protection à la vie privée de la personne qui communique ces éléments en toute confiance » ; mais aussi « l’intérêt de la société à pouvoir faire confiance à des professionnels exerçant une fonction de confiance ». Envisager un traitement différencié, autrement dit des exceptions, impose de vérifier la pertinence de l’objectif que l’on poursuit.
Or, le texte de la proposition commence par évoquer la lutte contre les infractions terroristes. Mais dans ce cas, se demande le Conseil d’Etat, pourquoi limiter l’exception aux seuls CPAS ? Plus loin, la proposition semble s’assigner comme but final de retirer et récupérer des allocations sociales indûment versées. Mais alors, s’interroge le Conseil d’Etat, s’il s’agit de lutter contre une fraude sociale, pourquoi cibler la demande de renseignements dans le cadre d’infractions terroristes ? Et il conclut : « aucun lien de proportionnalité ne peut donc se déduire de la proposition et des amendements, ni des développements qui s’y rapportent, entre les moyens employés et le but visé par la mesure proposée ». Bref, la députée doit revoir sa copie.
La N-VA persiste et étend sa cible
Une seconde mouture paraît en septembre. Réagissant à la première objection du Conseil d’Etat, elle étend la cible aux « institutions de sécurité sociale » et projette de modifier non la loi organique des CPAS mais le Code d’instruction criminelle. Voilà pour la forme. Mais sur le fond, l’ambiguïté demeure quant aux buts recherchés : il s’agit toujours de promouvoir la lutte contre le terrorisme mais c’est le secret professionnel dans le travail social (pas dans les banques par exemple) qui resté visé.
En revanche, il y a un ajout de taille ! Il n’est plus seulement question de contraindre les travailleurs sociaux à communiquer des informations à la demande de la justice dans le cadre d’une enquête, sous peine de sanctions pénales (de 26 à 10.000€). Le texte veut aussi imposer une « obligation active » de communication pour « signaler des informations dignes de constituer des indices sérieux d’une infraction terroriste ».
Mais qu’est-ce qu’un « indice sérieux » de ce comportement ? Un assistant social qui a participé à une formation sur la radicalisation proposée par le CPAS où il travaille témoigne dans la Libre du 21 mars : « Un gars est venu nous expliquer que les personnes concernées se renferment, n’ont plus de vie sociale, changent d’habitudes vestimentaires… Mais c’est tellement large ! Quand on se retrouve dans une situation précaire, il arrive qu’on se coupe de contacts sociaux. C’est tout à fait compréhensible mais est-ce répréhensible ?! Et nous, comment peut-on faire la différence ? ».
Les travailleurs sociaux unanimement hostiles
Plus largement, l’hostilité au projet de loi est largement partagée dans le secteur. C’est que le secret professionnel est fondamental pour établir la relation de confiance indispensable dans le travail social1, avec des usagers souvent malmenés par l’existence et en souffrance.
Il est au coeur de la déontologie de la profession. Et l’Article 458 consacre sa protection dans le Code pénal : « Les médecins, chirurgiens, officiers de santé, pharmaciens, sages-femmes et toutes autres personnes dépositaires, par état ou par profession, des secrets qu’on leur confie qui, [hors les cas prévus par la loi] les auront révélés, seront punis d’un emprisonnement de huit jours à six mois et d’une amende de cent (x 5) euros à cinq cents (x 5) euros ». Cette forte reconnaissance est précieuse à plus d’un titre pour les travailleurs sociaux. En rappeler l’obligation « permet déjà de se dégager d’un certain nombre de pressions faites aux professionnels confrontés à une culpabilisation dans l’exercice de leurs missions »2.
Les travailleurs sociaux s’opposent donc à cette atteinte au secret professionnel. Ils refusent de se substituer aux policiers et enquêteurs. Rappellent aussi que la Loi oblige déjà à répondre au procureur du Roi s’il le demande. Et jugent cette responsabilisation déplacée par rapport aux enjeux : « Les assistants sociaux ne sont pas les Batman de la lutte anti-terroriste, ironise cette AS d’un CPAS de village. C’est un phénomène mondial qui nécessite des politiques spécifiques. Je ne vais pas semer la suspicion sur les usagers dans l’espoir de sauver le monde de Daech ! ».
La mobilisation contre ce projet de loi non encore adopté a pris des formes diverses : communiqué de presse du MOC3 ; dossier paru dans la Libre4 ; action portée par Ecole en Colère, la Ligue des Droits de l’Homme, le RWLP et Acteurs des temps présents5 , sans oublier le travail fourni par le Comité de vigilance du travail social6… Ces résistances ont d’autant plus de sens que de telles mesures comportent un double risque de dérive sécuritaire : elles portent atteinte non seulement à l’Etat de droit via les libertés fondamentales ; mais aussi à la solidarité en introduisant la confusion entre terrorisme et fraude sociale.
QUESTIONS DE DÉBAT
• Le secret professionnel, pour vous, en quoi estce important ?
• Y a-t-il des situations pour lesquelles vous estimez qu’il pourrait ou devrait être rompu par un professionnel du social ? Ou par d’autres types de professions ?
• Et dans ce cas, quels sont à votre avis les risques qu’il faut éviter et les balises qu’il faut mettre ?
Les Equipes Populaires ont pris part à l’action « le silence a du sens » initié par Ecole en colère, la Ligue des Droits de l’homme, le RWLP et Acteurs des temps présents.
Le but de cette photo de groupe postée sur Facebook par diverses organisations était bien sûr de rappeler la légitimité du secret professionnel dans le travail social. Et de témoigner d’une résistance commune contre son affaiblissement. Les photos ont également été adressée aux députés du parlement fédéral.
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1 Lire aussi : E. Barthélemi, C. Meersseman, J.-F. Servais, Confidentialité et secret professionnel : enjeux pour une société démocratique, collection Yapaka, éditée par la FWB, nov. 2011. Disponible sur www.yapaka.be
2 C. Bosquet, maître-assistante au département social de la Haute Ecole Paul-Henri Spaak, Réflexion autour du secret profession.
3 Levée du secret professionnel : oser faire marche arrière !, 8 février 2017, communiqué de presse du Moc et de ses organisations. www.moc.be
4 Hovine Annick, Toucher au secret professionnel ? Sur le terrain, ça passe mal, la Libre du 21 mars 2017, pp. 4–5.
5 Pas touche au secret professionnel : l’action propose aux associations de faire des photos de groupe, le doigt sur la bouche avec ce slogan. Voir notamment sur la page Facebook des Equipes Populaires.
6 Voir sur www.cvts.be
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