Sortir du capitalisme… Doux rêve ou nécessité ? (La Fourmilière mars-avril 2020)
Auteur Paul Blanjean, La Fourmilière mars-avril 2020, p.12–14
A l’occasion des actions et activités menées dans le cadre de la ZAD1 d’Arlon, les Equipes Populaires de la Province du Luxembourg, actives dans les actions menées, m’avaient demandé d’introduire une réflexion sur le thème du capitalisme. Le présent article s’inspire de cette intervention.
Chaque jour, à travers la planète, des millions de personnes organisent des résistances et des alternatives. Ces combats prennent des formes diverses autour de nombreuses questions sociales, économiques et politiques, très souvent en opposition à la vision capitaliste de ces questions. Ils sont menés par les activistes pour le climat, des collectifs féministes, des syndicalistes, des mouvements paysans,…
Toutes ces luttes cherchent à faire reculer les inégalités, les injustices et les dominations. Parfois elles sont spontanées, parfois elles sont l’aboutissement d’un processus d’analyse. Elles peuvent être ponctuelles ou s’inscrire dans un processus long, porteur d’un projet alternatif et anticapitaliste. Une vision globale et transversale nous fait dire que les processus de changement ne peuvent s’ancrer dans le long terme qu’à condition d’une sortie de la triple domination mise en avant par des mouvements féministes : le patriarcat, le capitalisme et le racisme. Aujourd’hui, comme hier, les luttes sont éclatées et leurs convergences sont le plus souvent ponctuelles. Certes, on a vu des millions de salariés grévistes en même temps que les manifestations étudiantes, en France, en mai 68. Ou des gilets jaunes participer à des manifestations pour le climat. Mais il n’existe pas un mouvement global permanent qui mobilise pour un changement intersectoriel et planétaire.
Ce qui ne discrédite en rien les nombreuses luttes et les mouvements qui les portent… celle des travailleuses et travailleurs qui s’opposent à une délocalisation, celle de paysans luttant pour leur terre et une juste rémunération de leur travail, celle des femmes en faveur d’une égalité réelle ou contre les reculs en matière de droit à l’avortement. Sortir
du capitalisme ne peut se faire qu’en croisant toutes ces luttes et en imaginant des modèles alternatifs de société non seulement autour de la question de la propriété des moyens de production mais aussi en opposition à toutes les formes de dominations.
Les leçons du coronavirus, selon Pablo Servigne
La raréfaction des matières premières et des ressources énergétiques ainsi que les limites de l’économie mondialisée participent à son affaiblissement. L’épisode sanitaire du coronavirus et de l’absence de matériel médical (masques,…) pour faire face aux urgences sanitaires illustre aussi les limites de la mondialisation et a provoqué d’indispensables relocalisations. Il a aussi mis en avant le rôle essentiel d’un secteur public dont la performance ne se mesure pas aux critères du marché. Dans une interview récente, Paolo SERVIGNE2 indique que l’on saura plus tard si la crise du coronavirus a provoqué un effondrement, une rupture irréversible, car indique-t-il, le capitalisme s’est toujours nourri des chocs. Mais, précise-t-il à côté du risque identitaire et autoritaire, cela peut aussi permettre de (re)venir à un local autogéré et démocratique.
Le capitalisme, un pouvoir illégitime
Nous entendons souvent « On vit en démocratie… on ne le croirait pas ». Les pouvoirs qui ont la légitimité de fixer les règles communes, de mettre en place les moyens, de les appliquer et de trancher les différends ne sont-ils pas ceux qui caractérisent les régimes démocratiques : le législatif, l’exécutif et le judiciaire ? Pourtant, dans ce que nous appelons la vie de tous les jours, nous sommes confrontés à des décisions importantes prises par les milieux économiques (banques, entreprises) qui influencent directement le vécu individuel et collectif.
Dans une culture de la concertation, le terme « lutte des classes » apparaît comme un « gros mot ». Cependant, dans le quotidien, de par les oppressions et inégalités qu’elles entraînent, le patronat et le monde financier la pratiquent au quotidien avec des attaques contre les salaires, les conditions de travail et l’emploi. Il faut aussi regarder cela en sortant d’un autocentrage belgo-belge ou européen et intégrer la dimension internationale. Dans de nombreux pays de la planète, il n’existe aucune modalité de régulation de l’économie et le capitalisme est tout-puissant. Il serait naïf d’imaginer les choses sous un angle bipolaire comme si tout se résumait à un combat de boxe entre deux adversaires clairement identifiés.
De plus, à l’intérieur de chacune des classes il y a des tensions, des divergences de positions et d’intérêts. Ces divisions peuvent aussi être renforcées sur le plan international, où des jeux d’alliances interclassistes participent à une opposition entre pays plutôt qu’entre classes. Ces tensions et divisions sont des facteurs d’accroissement des dominations et des inégalités, d’autant que les Etats ne jouent pas
nécessairement le rôle de régulateur et participent aussi, par des mesures fiscales, économiques, monétaires et sociales à ce jeu.
Mais ce processus pourra-t-il encore durer longtemps ? En exploitant au maximum les travailleuses et travailleurs et en pillant les ressources énergétiques et naturelles nécessaires à son fonctionnement, le capitalisme scie-t-il la branche sur laquelle il s’assied pour dominer le monde ?
Capitalisme industriel et capitalisme financier
Le capitalisme d’aujourd’hui est bien loin de celui du XIXème siècle. Sa concentration et son internationalisation en représentent des aspects importants qui pourraient laisser à penser qu’il est, plus que jamais, dominateur et triomphant.
La financiarisation du capital est sans doute une évolution importante qui l’entraine hors du sillon de « l’économie réelle » et peut à la fois le renforcer et l’affaiblir. Le renforcer car le capitalisme peut ainsi dominer l’ensemble de l’économie et de la finance. Mais il ne peut se contenter des jeux de bourses et de marchés loin de « l’économie réelle ». Les dernières crises ont été essentiellement financières ou liées à des bulles spéculatives avec des risques d’écroulement du système bancaire lors de celle de 2008. Et ce sont les Etats qui ont sauvé les banques…
Le capitalisme… et puis après ?
Face au capitalisme global ou face à des aspects spécifiques, de nombreux groupes sociaux luttent au quotidien. Ces combats, souvent segmentés de façon territoriale et catégorielle provoquent des brèches. Mais beaucoup échouent ou sont réprimés de façon parfois brutale. Ces luttes ne sont pas les seules à provoquer des brèches dans le système capitaliste, dont de nombreux auteurs prévoient la fin à cause, entre autres, de son incapacité à assurer l’accumulation nécessaire à sa survie.
Un peu partout se développent des initiatives à caractère économique qui sortent de la logique marchande de l’économie capitaliste. Un modèle alternatif visible est sans doute celui de l’alimentation et de la consommation au quotidien au travers de groupements d’achats. Mais des alternatives se développent dans de nombreux autres secteurs.
Face au capitalisme global ou face à des aspects spécifiques, de nombreux groupes sociaux luttent au quotidien. Ces combats, souvent segmentés de façon territoriale et catégorielle provoquent des brèches. Mais beaucoup échouent ou sont réprimés de façon parfois brutale. Ces luttes ne sont pas les seules à provoquer des brèches dans le système capitaliste, dont de nombreux auteurs prévoient la fin à cause, entre autres, de son incapacité à assurer l’accumulation nécessaire à sa survie.
Un peu partout se développent des initiatives à caractère économique qui sortent de la logique marchande de l’économie capitaliste. Un modèle alternatif visible est sans doute celui de l’alimentation et de la consommation au quotidien au travers de groupements d’achats. Mais des alternatives se développent dans de nombreux autres secteurs.
Je voudrais ici poser deux questions majeures à ces initiatives, dans une perspective de sortie du capitalisme. La première est celle des publics réunis au sein de ces projets. Quelle est la place laissée et prise par les personnes et groupes au capital social, culturel ou économique plus bas ? La deuxième est de voir si ces projets dépassent un « entre nous » aussi convivial soit-il pour converger ou du moins participer à un mouvement plus vaste qui remet en cause le capitalisme. Les initiatives évoquées ci-dessus sont des versions occidentales d’alternatives. Dans les pays du sud se développent aussi des projets coopératifs, même si leurs missions s’inscrivent parfois dans la survie dans des contrées ou le salariat peut, paradoxalement, apparaitre comme une avancée quand le travail informel sans la moindre protection sociale est la norme. Il faut éviter un impérialisme culturel occidental de gauche qui penserait que le seul chemin du changement est celui que les mouvements sociaux de nos contrées peuvent imaginer. Si l’alternative est internationale et internationaliste, elle doit être en capacité d’intégrer les différences majeures qui existent entre les situations, les dominations, les formes de résistance de l’ensemble de la planète et imaginer des changements qui ont un sens du plan local à l’international. Penser globalement, agir localement était un des slogans majeurs des forums sociaux mondiaux. C’est une condition essentielle. Il n’y a pas de sortie du capitalisme et de l’exploitation si la solidarité internationale n’existe pas. Cela signifie de nombreux aspects dont le juste prix des matières premières et de l’énergie dans les échanges internationaux même si ceux-ci sont pensés et pratiqués entre des économies relocalisées afin de satisfaire prioritairement les besoins des populations.
La relocalisation, c’est aussi tendre vers une autosuffisance et peut-être prioritairement alimentaire dans les pays du sud qui, aujourd’hui, vivent le paradoxe d’une large production de produits agricoles majoritairement destinés à l’exportation. La relocalisation ne signifie pas l’autarcie et ne supprime ni les spécificités ni les échanges mais donne à ceux-ci des bases plus justes, plus solidaires et plus écologiques. Plus écologiques car le futur de l’économie mais aussi de l’humanité ne peuvent s’envisager sans une véritable prise en compte des dimensions humaines et environnementales. Cela nécessite de renverser les trois dominations évoquées, car il faut aussi briser le patriarcat et le racisme et assurer une véritable politique égalitaire.
Le capitalisme a dans ses carburants la croissance. Cette croissance porte en elle les éléments du pillage de la planète et l’accroissement des inégalités. Elle est pourtant présentée comme indispensable au progrès et même à la capacité redistributive. Elle constitue pourtant une impasse écologique, économique et sociale. La décroissance est donc essentielle mais elle ne peut se faire sans interroger le modèle de répartition des richesses. Le capitalisme vert est une illusion et il ne change rien de façon fondamentale. Il constitue une forme de caution morale à un modèle qui n’a rien de vertueux. Il faut donc instaurer une décroissance délibérée collectivement, accompagnée et planifiée intégrant des mesures sociales et évitant la dualisation. La décroissance doit pouvoir se coupler à la relocalisation des activités et à la sortie de la logique de profit.
Un autre modèle ne tombera pas du ciel. Si le capitalisme n’est pas vaincu par les luttes dont nous avons aussi montré les limites contemporaines, il s’écroulera parce qu’il sera « en fin de cycle ». Sans briser les mécanismes de domination, il peut aussi accoucher d’un monstre. Ce monstre, même s’il doit intégrer de nouvelles contraintes dont la finitude des ressources peut être profondément inégalitaire et totalement antidémocratique.
Alors on change…
Il n’y a pas de solution miracle. Mais il semble évident quand sans luttes et sans la conjonction entre elles, il ne faut pas espérer « en sortir par le haut ». Il faut, bien entendu, comme le dit Olivier Bonfond tuer TINA3. Cela demande aussi un combat culturel qui déshabille les anciennes logiques et permet de faire éclore de nouvelles. La conjonction des luttes c’est, à la fois, jouer sur la complémentarité des niveaux (du local au mondial) et la dimension intersectorielle des combats.
Il est sans doute bien difficile d’avoir des certitudes quant à l’avenir du capitalisme et sur le scénario de la sortie du modèle. Mais il importe, déjà aujourd’hui, d’imaginer la construction d’un demain solidaire qui sera nécessairement à réinventer tous les jours afin de prévenir les dérives, d’arbitrer de façon juste les intérêts divergents et de réinventer la solidarité et la démocratie.
- Voir article pages 10–11 de la Fourmilière d’avril 2020
- Paolo SERVIGNE : Et si le Monde devait s’effondrer pour renaitre meilleur – 2020
- TINA : There Is No Alternative – Célèbre expression de Margaret Thatcher. Voir aussi : Olivier BONFOND, Il faut tuer TINA, 200 propositions pour rompre avec le fatalisme et changer le Monde – Edition du Cerisier – 2017
Pour poursuivre la réflexion…
Voici une petite bibliographie (les livres qui m’ont inspiré pour mon intervention à la ZAD et cet article)… il en existe, bien entendu, bien d’autres…
- Susan GEORGE, Les usurpateurs – comment les entreprises transnationales prennent le pouvoir, Seuil, 2014
- Thomas PIKETTY, Le capital au XXIème siècle, Les Livres du nouveau monde, Seuil, 2013
- François RUFFIN, Il est où le bonheur, Les Liens qui libèrent, 2019
- Jean ZIEGLER, Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Fayard, 2002
- Romain GELIN, Des limites de la transition : pour une décroissance délibérée, Couleur Livres, 2019
- Guillaume LOHEST, Entre démocratie et populisme, dix façons de jouer avec le feu, Couleur Livres, 2019
- Olivier BONFOND, Il faut tuer TINA, 200 propositions pour rompre avec le fatalisme et changer le Monde, Editions du Cerisier, 2017
- Bruno PONCELET, Europe – Une biographie non autorisée – De la paix américaine à la civilisation poubelle
–