Sous le masque, un besoin vital de sourires (Mars-Avril 2021)
Claudia Benedetto, Contrastes mars-avril 2021, p3–5
Aujourd’hui, plus qu’en n’importe quel autre temps, une pensée nous frappe invariablement l’esprit : « Nous avons besoin de lien social ! » Une évidence… qui aujourd’hui devient un étendard, un cri de désespoir face à la crise sanitaire que nous connaissons tous sans exception. Nous avons besoin de : dire, embrasser, rire, crier, pleurer, être ensemble, se regarder, se toucher. Ce manque criant de liens, de chaleur humaine provoque des dégâts que nous aurons encore à évaluer.
Santé mentale
Lors de la première vague, en mars 2020, le Conseil supérieur de la santé déclarait déjà que la COVID-19 aurait des répercussions à long terme sur la santé mentale, en particulier sur celle des personnes qui vivent séparées de leurs familles ou de leurs proches. En effet, nous ne sommes pas tous égaux face aux troubles mentaux. Les personnes qui ont un problème psychique préexistant ou qui ont un statut socio-économique faible sont plus exposées que les autres. Mais les 18–24 ans, les familles monoparentales et les allocataires sociaux sont aussi considérés comme des groupes à risque. Lors de la deuxième vague, on a pu constater que la santé mentale des Belges s’est détériorée. Chez les 18 ans et plus, 64% ne sont pas satisfaits de leurs contacts sociaux. Et les troubles de l’anxiété (23%) et les troubles dépressifs (20%) augmentent sensiblement1. La crise sanitaire que nous vivons a accentué un mal-être général de la population qui existait déjà, soulignons-le.
La solitude, le manque de soutien social accentuent souvent les problèmes de santé mentale. Dans une enquête d’octobre 2020, 78% des 18 ans et plus estiment que le coronavirus a un impact négatif sur leur vie sociale. Et 58% d’entre eux indiquent que la crise a un impact négatif sur leurs perspectives d’avenir2.
« L’isolement est un facteur de risque important sur la détérioration de l’état de santé : il augmenterait par quatre le risque d’épisode dépressif caractérisé, par deux la détresse psychologique et par cinq les pensées suicidaires3. »
Comme le souligne Renaud Maes, rédacteur en chef de la Revue nouvelle, « La crise que nous vivons nous marque toutes et tous profondément, y compris dans nos corps, dans nos sens, dans nos représentations, dans nos émotions. Cette marque n’est pas anodine, elle n’est pas quelque chose qui s’oubliera vite. Les mesures décrétées par les gouvernements, les encouragements à la distanciation sociale viennent heurter nos habitudes, notre besoin d’interactions, d’échanges entre humains. Dans une société où le lien social est sans cesse plus affaibli par l’inculcation des modèles valorisant l’égoïsme le plus grossier et le calcul d’intérêt personnel permanent, ces mesures viennent encore fragiliser le collectif. Et, d’une certaine manière, révèlent à quel point celui-ci n’est pas qu’une contrainte pour l’individu : il est aussi parfois un refuge, un soutien, un lieu d’accomplissement et surtout de reconnaissance4 ».
Lorsqu’on est confronté à une crise, les liens sociaux nous permettent de nous sentir plus forts, plus aguerris pour affronter les difficultés. Ils nous permettent de nous adapter plus rapidement. De nombreuses études indiquent que ces liens nous poussent à nous dépasser et augmentent les résiliences non seulement individuelles mais aussi collectives. Le néolibéralisme a accentué l’individualisme. Mais peut-être que la situation inédite que nous vivons est un coup de boost qui nous fera re- nouer avec la solidarité, avec l’essence même de notre humanité. C’est lorsque l’on a été privé d’un élément, que l’on se rend compte que celui-ci nous est essentiel, voire vital. C’est peut-être dans cette évidence que réside notre avenir à tous.
Se réinventer
Reste à voir comment retrouver ce lien social. D’autant plus, dans un contexte dont les règles sanitaires bousculent profondément nos codes, nos modes de vie, notre manière de « faire société ». Nous allons devoir et nous le faisons déjà, réapprendre à communiquer autrement et réinventer les codes de nos interactions.
Les nouvelles technologies nous permettent de garder malgré tout le contact : téléphone, sms et surtout réseaux sociaux deviennent le refuge de personnes en manque de relations.
« Heureusement, qu’ils existent ! », diront beaucoup et c’est une certitude. Pendant ce confinement, nous pouvons percevoir que les gens luttent contre la solitude. De nouveaux liens se créent dans la sphère locale, avec les voisins et beaucoup redécouvrent leurs quartiers. Ils utilisent l’humour pour dédramatiser la situation, il suffit d’en voir les mèmes5 qui circulent sur les réseaux. Mais ces réseaux sont aussi source d’anxiété. Les informations anxiogènes y sont nombreuses et le tri entre informations vérifiées et opinion devient difficile lorsque l’on est à ce point émotionnellement impliqué et fragilisé. Ces plateformes peuvent aussi accroitre le mal-être de personnes qui ne vivent pas aussi bien que d’autres le confinement. Tomber sur la photo parfaite d’une famille aux grands sou- rires dans sa splendide maison avec jardin est déjà, en soi, source de déprime pour certains.
Et il y a aussi tous ceux qui ne savent ou qui ne peuvent pas se connecter de par leur situation sociale ou de par leur inexpérience en informatique. Pour les personnes âgées, cela représente une perte considérable de relations de qualité, tandis que pour les jeunes étudiants, cela entraine une inégalité d’accès à l’enseignement. La Croix-Rouge, notamment, a répondu en partie à ces constats en proposant une collecte de tablettes et de smartphones à destination des personnes dans le besoin. D’autres initiatives solidaires apparaissent « online » comme la plateforme Solidare-it qui met en relation les citoyens aidés et les aidants6.
Heureusement, l’être humain, au cours des siècles, a pu démontrer des capacités d’adaptation impressionnantes et le contexte de la COVID-19 n’y échappe pas. On a vu fleurir toute une série d’initiatives qui ne sont pas anecdotiques. Coudre des masques alors qu’il n’y en avait pas en suffisance, applaudir les professionnels de la santé, dessiner ou écrire un mot gentil à son facteur, arriver à continuer à mener des actions militantes dans le respect des mesures sanitaires, aider des personnes âgées dans son quartier, faire du porte-à-porte, écrire une lettre à une connaissance et l’inviter à faire de même avec d’autres, faire les courses de personnes à risque, proposer des apéros virtuels, prendre soin du jardin de ses voisins qui ne peuvent plus le faire… Toutes des initiatives qui traduisent un fait indéniable : même la COVID-19 ne peut freiner le besoin enivrant de lien social si ancré dans nos chairs.
« Les personnes qui contribuent au bonheur d’autrui et les personnes qui éprouvent davantage d’appartenance sont significativement plus heureuses. Le fait de ne pouvoir apporter qu’une faible contribution au bonheur d’autrui augmente en effet de 32%. »7
Le confinement a également eu un effet sur le sentiment d’appartenance à un collectif.
« Il s’illustre de différentes manières : par une peur partagée par tous, par une responsabilité vis-à-vis de ses proches, mais également vis-à-vis du quidam que l’on rencontre dans la rue. On évite de lui transmettre ou de recevoir, de sa part, le virus. Tout cela peut créer du lien. Et puis, en termes de communication gouvernementale également, on rappelle le nombre de décès quotidiens. C’est donc le corps social dans son ensemble qui est atteint et qui est en deuil. La mobilisation de tous les services de l’Etat, les personnels soignants, les militaires, les transferts de malades d’un territoire à un autre, les forces de l’ordre comme d’autres agents de la fonction publique, tout cela rappelle, si besoin était, que nous appartenons à un collectif et que des moyens sont dégagés au service de ce collectif auquel on appartient. Il y a une expérimentation très concrète du concept de communauté nationale qui s’exprime dans cette affaire-là8. »
Le confinement a forcé beaucoup d’entre nous à faire cesser le bruit alentour, à écouter notre petite musique intérieure et à nous connecter davantage avec la nature. Bon nombre de médecins conseillent la marche en forêt et vantent les bienfaits du contact avec les arbres sur notamment la pression artérielle. Prendre soin de son environnement devient une évidence mais aussi prendre soin de soi par des activités qui amènent le calme comme la méditation, le yoga, les puzzles, le dessin, sans oublier la pratique sportive.
« Ce que la période nous apprend, c’est précisément que nous sommes des êtres sociaux qui avons besoin d’aller au-delà de l’entre-soi, de pouvoir être en interaction avec une sphère plus large que la seule sphère familiale, et donc d’éprouver notre humanité en relation, avec d’autres que soi. A long terme, nous avons besoin “d’être au monde”, et ce monde ne peut pas être limité tel qu’il l’est actuellement. Sinon, ce n’est peut-être plus vrai- ment “un monde” 9. »
Notre cerveau a une grande capacité d’adaptation, il est important de le nourrir de choses positives. Il est conseillé de se déconnecter de temps en temps, d’éviter les informations anxiogènes. Lire du contenu inspirant par exemple peut y contribuer comme l’explique Ilios Kotsou, docteur en psychologie, spécialiste des émotions et du bien-être10. Et il ajoute que s’occuper des autres, redonne du sens à notre quotidien.
Pas égaux face aux traumas
Même si on peut énumérer pour certains des réactions positives au confinement, il n’y a pas pour autant lieu de penser que nous sommes à égalité face à notre capacité d’adaptation ; face à la résilience. Selon Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, les facteurs de protection psychologique par rapport aux traumas sont inégalement répartis, ce qui augmenterait l’ampleur des dégâts psychologiques pour les personnes déjà fragilisées.« Ceux qui avant le confinement avaient acquis des facteurs de protection (confort matériel, culturel, affectif et familial), vont faire un effort mais ils vont pouvoir profiter du confinement pour écrire, se remettre à la guitare, pour envoyer des messages à des copains qu’ils n’ont pas vus depuis 30 ans. Ils vont surmonter l’épreuve du confinement et ceux-là vont pouvoir déclencher un processus de résilience facile11. »
Dans une émission de France Culture12, celui qui a popularisé le terme « résilience » en France rappelle que nous sommes dans l’affrontement et pas encore dans la résilience puisque nous sommes encore en crise. « La résilience est un processus qui se met en place après une déchirure traumatique. »
Nous sommes donc encore dans le trauma, dans la crise. Difficile de savoir avec exactitude ce qu’il adviendra de nos sociétés, quelle empreinte, quelle marque aura laissé cette expérience inédite. On peut imaginer de grands bouleversements notamment au niveau économique et dans notre façon de faire société. Mais sans certitudes, et c’est ce qui nous déroute depuis le début : le court terme, ne pas pouvoir prévoir, programmer, se projeter dans l’avenir. Aujourd’hui, même si certains montrent leur désaccord, il existe tout de même un large collectif qui est mû par la volonté de se protéger, de protéger les autres, d’aider le gouvernement à atteindre son but. Mais c’est un drôle de collectif comme l’explique le philosophe Marcel Gauchet13 : « Le souci de se protéger tourne vite à la paranoïa de l’évitement. C’est donc un drôle de collectif qui s’exprime puisqu’il se concrétise dans la distance des uns aux autres. Une discipline collective s’applique mais dans une individualisation plus grande encore des comportements. C’est là que se trouve le paradoxe. Et la grande question est de savoir si on réussira à retourner ce paradoxe en recréant un collectif qui soit synonyme d’implication de chacun dans un fonctionnement discipliné, mais au service d’une cause positive et pas simplement défensive. »
1. « Santé mentale en Belgique : les coûts cachés de la COVID-19 », Bureau du Plan, janvier 2021.Cinquième enquête de santé COVID-19, p.33, décembre 2020, Bruxelles, Belgique. Disponible en ligne : https://doi.org/10.25608/jmgf-2028
2. Quatrième enquête de santé COVID-19 : résultats préliminaires, Bruxelles, Belgique. Disponible en ligne : https://doi.org/10.25608/jmgf-2028
3. Analyse d’une relation complexe en contexte de pandémie, Observatoire de la santé du Hainaut, p.17, juin 2020.
4. MAES Renaud, « Covid-19 – Une revue face à la crise », in La Revue nouvelle, numéro 3, 2020.
5. Objet culturel, le plus souvent humoristique, qui se diffuse très vite au sein d’une communauté en ligne, chacun des membres de cette communauté pouvant se réapproprier l’objet et en créer sa propre version. www.lemonde.fr/technologies/article/2012/05/01/le-meme-ou-l-art-du-detournement-humoris- tique-sur-internet_1693705_651865.html
6. https://solidare-it.org
7. « Solitude, peur du coronavirus, déprime : le bonheur des Belges diminue selon une enquête de l’Université de Gand », 23/01/21, rtbf.be
8. « Le lien qui nous unit à l’épreuve du Covid-19 », 12/04/20, franceculture.fr
9. Emmanuelle Lallement, Professeure des universités à l’Institut d’études européennes de Paris-VIII. www.lemonde.fr/societe/article/2021/03/17/la-fete-est-un-element-essentiel-de-fondement-et-de-renforcement-du-lien-dans-les-societes-humaines_6073478_3224.html
10. « Comment (re)trouver goût au bonheur après bientôt un an de crise sanitaire ? Les conseils d’Ilios Kotsou », 23/01/21, rtbf.be
11. Boris Cyrulnik, « On est dans la résistance, pas encore dans la résilience », Emission Confinement vôtre, France culture, 09/04/20.
12. Idem.
13. « Le lien qui nous unit à l’épreuve du Covid-19 », », 12/04/20, franceculture.fr »,
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