Analyses

TRAVAILLER MOINS, TRAVAILLER TOUS, VIVRE MIEUX ! (Juin 2022)

Jean-Michel Char­­­­­­­­­lier, Contrastes juin 2022, p 22 à 23

Juin 1988. Les Equipes Popu­­­­­­­­­­­laires se saisissent d’un ambi­­­­­­­­­­­tieux enjeu : la réduc­­­­­­­­­­­tion collec­­­­­­­­­­­tive du temps de travail. Une grande enquête auprès de la popu­­­­­­­­­­­la­­­­­­­­­­­tion est lancée : elle contri­­­­­­­­­­­buera large­­­­­­­­­­­ment à réveiller le débat de société sur la ques­­­­­­­­­­­tion !

Après plusieurs années de travail sur l’ana­­­­­­­­­­­lyse des méca­­­­­­­­­­­nismes d’ex­­­­­­­­­­­clu­­­­­­­­­­­sion et le déve­­­­­­­­­­­lop­­­­­­­­­­­pe­­­­­­­­­­­ment de la soli­­­­­­­­­­­da­­­­­­­­­­­rité, le mouve­­­­­­­­­­­ment renoue en 1988 avec les thèmes d’an­­­­­­­­­­­née. On parlera désor­­­­­­­­­­­mais de « Thèmes communs ». Ils seront appe­­­­­­­­­­­lés à guider le travail pour 2 ou 3 ans. Et dès l’an­­­­­­­­­­­née 88, les EP prennent le chemin de « Quel travail, quelle occu­­­­­­­­­­­pa­­­­­­­­­­­tion, quelle société pour nous tous demain ? ».

Une solu­­­­­­­­­­­tion pour l’em­­­­­­­­­­­ploi
Le travail des années précé­­­­­­­­­­­dentes a montré combien le chômage est cause d’ex­­­­­­­­­­­clu­­­­­­­­­­­sion. Si la perte d’em­­­­­­­­­­­ploi appau­­­­­­­­­­­vrit, elle déstruc­­­­­­­­­­­ture aussi socia­­­­­­­­­­­le­­­­­­­­­­­ment. Dans les années 80, le chômage passe de 70.000 unités à près de 500.000 ! La ques­­­­­­­­­­­tion devient majeure. C’est dans ce contexte que renaît l’idée de travailler moins pour travailler tous. Réduire le temps de travail pour le parta­­­­­­­­­­­ger, sans perte de salaire. A cette reven­­­­­­­­­­­di­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­tion histo­­­­­­­­­­­rique du mouve­­­­­­­­­­­ment ouvrier de « conquête du temps » par les travailleurs, le mouve­­­­­­­­­­­ment va élar­­­­­­­­­­­gir la réflexion au temps libre. Et donc, incon­­­­­­­­­­­tour­­­­­­­­­­­na­­­­­­­­­­­ble­­­­­­­­­­­ment, à la centra­­­­­­­­­­­lité de la valeur travail dans nos socié­­­­­­­­­­­tés.

Dès octobre 1988, l’enquête « Travail et temps libre » est lancée, avec la colla­­­­­­­­­­­bo­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­tion de la Fonda­­­­­­­­­­­tion Travail Univer­­­­­­­­­­­sité. 7.000 personnes en terri­­­­­­­­­­­toire fran­­­­­­­­­­­co­­­­­­­­­­­phone de Belgique y répon­­­­­­­­­­­dront. Ce sont les membres du mouve­­­­­­­­­­­ment qui seront char­­­­­­­­­­­gés de la diffu­­­­­­­­­­­sion de l’enquête : chaque fédé­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­tion régio­­­­­­­­­­­nale reçoit des quotas à respec­­­­­­­­­­­ter (par sexe, âge, situa­­­­­­­­­­­tion profes­­­­­­­­­­­sion­­­­­­­­­­­nelle, arron­­­­­­­­­­­dis­­­­­­­­­­­se­­­­­­­­­­­ment) afin de consti­­­­­­­­­­­tuer un échan­­­­­­­­­­­tillon repré­­­­­­­­­­­sen­­­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­­­tif de la popu­­­­­­­­­­­la­­­­­­­­­­­tion.

85% sont pour !
Les résul­­­­­­­­­­­tats sont explo­­­­­­­­­­­sifs ! A la ques­­­­­­­­­­­tion « Seriez-vous d’ac­­­­­­­­­­­cord de réduire votre temps de travail et votre revenu ? », plus de 88% de la popu­­­­­­­­­­­la­­­­­­­­­­­tion répond posi­­­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­­­ve­­­­­­­­­­­ment. Cette ques­­­­­­­­­­­tion, l’enquête la posait accom­­­­­­­­­­­pa­­­­­­­­­­­gnée de trois condi­­­­­­­­­­­tions et mesu­­­­­­­­­­­rait l’im­­­­­­­­­­­pact de chacune : ne pas toucher aux salaires infé­­­­­­­­­­­rieurs à 40.000 FB bruts (85,9% sont d’ac­­­­­­­­­­­cord), permettre l’em­­­­­­­­­­­bauche de jeunes chômeurs (93,1%), avoir plus de temps à soi (86,9%).

Mais l’enquête déborde large­­­­­­­­­­­ment cette ques­­­­­­­­­­­tion. Elle sonde égale­­­­­­­­­­­ment les formules privi­­­­­­­­­­­lé­­­­­­­­­­­giées. Sur l’in­­­­­­­­­­­té­­­­­­­­­­­rêt de la semaine de 4 jours (32h), 60,5% des sondés se déclarent tout à fait d’ac­­­­­­­­­­­cord et 24,4% plutôt d’ac­­­­­­­­­­­cord. Et lorsqu’on les inter­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­roge sur leurs préfé­­­­­­­­­­­rences entre plusieurs formules, on obtient les choix suivants : prendre sa pension plus tôt (32,3%) ; travailler 3,5 jours/ sem (31,7%) ; travailler 5 jours/sem 6h/jour (20,5%) ; augmen­­­­­­­­­­­ter les vacances (17,2%) ; inter­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­rompre la carrière (10,1%).

Ce pan de l’enquête ouvre la porte à d’autres pers­­­­­­­­­­­pec­­­­­­­­­­­tives quant au regard à porter sur la Réduc­­­­­­­­­­­tion collec­­­­­­­­­­­tive du temps de travail : celle d’une vision du temps immé­­­­­­­­­­­diat (ici et main­­­­­­­­­­­te­­­­­­­­­­­nant) et celle d’une vision sur la durée de la carrière. Faut-il donc libé­­­­­­­­­­­rer du temps ici et main­­­­­­­­­­­te­­­­­­­­­­­nant ? Ou faut-il plutôt envi­­­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­­­ger des formules de réduc­­­­­­­­­­­tion de carrière ? Ces choix diffèrent entre les hommes et les femmes : les hommes optent prio­­­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­­­tai­­­­­­­­­­­re­­­­­­­­­­­ment pour la pension anti­­­­­­­­­­­ci­­­­­­­­­­­pée, les femmes sont en demande prio­­­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­­­taire de temps immé­­­­­­­­­­­diat. Voilà qui appuyait, à l’époque, les reven­­­­­­­­­­­di­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­tions de crédit-temps qui allaient se concré­­­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­­­ser dans les années suivantes.

RDTT : le retour
Ces résul­­­­­­­­­­­tats seront dévoi­­­­­­­­­­­lés, aux mili­­­­­­­­­­­tants du mouve­­­­­­­­­­­ment d’abord, lors de la Rencontre Natio­­­­­­­­­­­nale d’oc­­­­­­­­­­­tobre 1989. Puis publique­­­­­­­­­­­ment via la presse (ils feront notam­­­­­­­­­­­ment la une du « Soir » !) et un grand colloque « Emprise du travail et Maîtrise du temps », orga­­­­­­­­­­­nisé à Bruxelles le 10 mai 1990. Le colloque va réunir plus de 400 personnes, mili­­­­­­­­­­­tants syndi­­­­­­­­­­­caux, repré­­­­­­­­­­­sen­­­­­­­­­­­tants d’as­­­­­­­­­­­so­­­­­­­­­­­cia­­­­­­­­­­­tions, membres d’ins­­­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­­­tu­­­­­­­­­­­tions sociales et atta­­­­­­­­­­­chés
de cabi­­­­­­­­­­­nets minis­­­­­­­­­­­té­­­­­­­­­­­riels. La réso­­­­­­­­­­­nance du colloque marque le
retour d’in­­­­­­­­­­­té­­­­­­­­­­­rêt de la ques­­­­­­­­­­­tion.

De nombreux enjeux y sont mis sur la table. Ils vont orien­­­­­­­­­­­ter le travail du mouve­­­­­­­­­­­ment dans les années suivantes. L’ap­­­­­­­­­­­port de Jean-Marie Vincent, notam­­­­­­­­­­­ment, profes­­­­­­­­­­­seur à la Sorbonne de Paris et disciple d’An­­­­­­­­­­­dré Gorz1 , met l’ac­cent sur la trans­­­­­­­­­­­for­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­tion du travail et le nouveau modèle cultu­­­­­­­­­­­rel qui s’en dégage.

Il pose la ques­­­­­­­­­­­tion de l’évo­­­­­­­­­­­lu­­­­­­­­­­­tion de la centra­­­­­­­­­­­lité de la valeur travail dans nos exis­­­­­­­­­­­tences : « Aupa­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­vant le travail influençait la concep­­­­­­­­­­­tion de l’édu­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­tion des enfants, les rela­­­­­­­­­­­tions hommes-femmes, la manière d’oc­­­­­­­­­­­cu­­­­­­­­­­­per son temps. Aujourd’­­­­­­­­­­­hui, l’in­­­­­­­­­­­di­­­­­­­­­­­vidu, l’in­­­­­­­­­­­di­­­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­­­dua­­­­­­­­­­­lité en devient le centre ». Autre apport marquant, celui de Luc Van Campen­­­­­­­­­­­houdt, profes­­­­­­­­­­­seur aux Facul­­­­­­­­­­­tés Saint-Louis de Bruxelles, qui pose les ques­­­­­­­­­­­tions de la marchan­­­­­­­­­­­di­­­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­­­tion du champ cultu­­­­­­­­­­­rel et de l’in­­­­­­­­­­­va­­­­­­­­­­­sion du temps libre par la tech­­­­­­­­­­­no­­­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­­­tie. Avec tout ce que cela entraîne comme menaces sur la démo­­­­­­­­­­­cra­­­­­­­­­­­tie. Un exposé plutôt prophé­­­­­­­­­­­tique quand on le reprend 30 ans plus tard…

Vers une société du temps libéré
Années 90–92. Un second thème commun des Equipes est consa­­­­­­­­­­­cré à la réduc­­­­­­­­­­­tion du temps de travail en vue d’une société du temps libéré : « Travailler moins, travailler tous, vivre mieux ». Travailler moins car le centre du projet reste la Réduc­­­­­­­­­­­tion collec­­­­­­­­­­­tive du temps de travail. Travailler tous, car le  projet vise à construire des solu­­­­­­­­­­­tions pour l’ac­­­­­­­­­­­cès à l’em­­­­­­­­­­­ploi de toutes et tous. Vivre mieux, car la libé­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­tion du temps vise à l’épa­­­­­­­­­­­nouis­­­­­­­­­­­se­­­­­­­­­­­ment et au bonheur de chacun.e, notam­­­­­­­­­­­ment par
l’at­­­­­­­­­­­té­­­­­­­­­­­nua­­­­­­­­­­­tion de la centra­­­­­­­­­­­lité du travail dans la société.

Ce sera le moment pour le mouve­­­­­­­­­­­ment de relayer son projet en externe et de le déve­­­­­­­­­­­lop­­­­­­­­­­­per en interne. En interne, le travail d’ana­­­­­­­­­­­lyse et de débat critique va s’ap­­­­­­­­­­­puyer sur les publi­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­tions du mouve­­­­­­­­­­­ment, élabo­­­­­­­­­­­rées sous la houlette du GPTC (Groupe Porteur du Thème Commun). Ces outils péda­­­­­­­­­­­go­­­­­­­­­­­giques, qui suggèrent méthodes et conte­­­­­­­­­­­nus, seront propo­­­­­­­­­­­sés à tous les groupes EP exis­­­­­­­­­­­tants. Les conclu­­­­­­­­­­­sions sont renvoyées vers le GPTC, qui les rassemble et les trans­­­­­­­­­­­forme en docu­­­­­­­­­­­ments de synthèse.

En externe, le mouve­­­­­­­­­­­ment va porter ses reven­­­­­­­­­­­di­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­tions de RDTT vers les lieux influents. Si un nombre impor­­­­­­­­­­­tant de débats publics sont orga­­­­­­­­­­­ni­­­­­­­­­­­sés en de nombreux endroits sur le sujet, le relais syndi­­­­­­­­­­­cal au projet est parti­­­­­­­­­­­cu­­­­­­­­­­­liè­­­­­­­­­­­re­­­­­­­­­­­ment soigné. Notam­­­­­­­­­­­ment avec la CNE (Centrale Natio­­­­­­­­­­­nale des Employés de la CSC) avec qui un parte­­­­­­­­­­­na­­­­­­­­­­­riat est orga­­­­­­­­­­­nisé.

Les contacts avec le parti Ecolo seront égale­­­­­­­­­­­ment nombreux, lui qui, à cette période, promeut la semaine de 4 jours. C’est d’ailleurs avec la colla­­­­­­­­­­­bo­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­tion d’un de ses membres actifs, Philippe Defeyt, et de Jean Daems (MOC Natio­­­­­­­­­­­nal), que les Equipes conçoivent et éditent un argu­­­­­­­­­­­men­­­­­­­­­­­taire inti­­­­­­­­­­­tulé « Répon­­­­­­­­­­­dre… aux objec­­­­­­­­­­­tions sur la réduc­­­­­­­­­­­tion du temps de travail ». Il aura un succès impor­­­­­­­­­­­tant auprès des personnes, syndi­­­­­­­­­­­ca­­­­­­­­­­­listes et autres, actives dans l’avan­­­­­­­­­­­cée du projet. Des oppo­­­­­­­­­­­si­­­­­­­­­­­tions du type : « si on dimi­­­­­­­­­­­nue le temps de travail, il faudra bien dimi­­­­­­­­­­­nuer les reve­­­­­­­­­­­nus » ou « les entre­­­­­­­­­­­prises vont faire en sorte que cette dimi­­­­­­­­­­­nu­­­­­­­­­­­tion
soit absor­­­­­­­­­­­bée par une hausse des cadences de produc­­­­­­­­­­­tion, il n’y aura pas d’em­­­­­­­­­­­bauche compen­­­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­­­toire » ou encore « cela va favo­­­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­­­ser le travail au noir, puisque les gens auront plus de temps » sont décor­­­­­­­­­­­tiquées et contre-argu­­­­­­­­­­­men­­­­­­­­­­­tées via de petites fiches péda­­­­­­­­­­­go­­­­­­­­­­­giques, faciles d’uti­­­­­­­­­­­li­­­­­­­­­­­sa­­­­­­­­­­­tion.

Trente ans plus tard, où en sommes-nous ? Encore loin pense­­­­­­­­­­­ront certains ! Le combat n’est certes pas gagné. Pour­­­­­­­­­­­tant, il suffit de penser, par exemple, qu’il y a aujourd’­­­­­­­­­­­hui plus de malades de longue durée enre­­­­­­­­­­­gis­­­­­­­­­­­trés en Belgique que de deman­­­­­­­­­­­deurs d’em­­­­­­­­­­­ploi, que le stress et les burn-out se géné­­­­­­­­­­­ra­­­­­­­­­­­lisent sur le marché du travail, pour s’as­­­­­­­­­­­su­­­­­­­­­­­rer que le projet garde plus que jamais toute sa perti­­­­­­­­­­­nence.


1. Philo­­­­­­­­­­­sophe français auteur de « Méta­­­­­­­­­­­mor­­­­­­­­­­­phoses du travail, quête du sens » en 1988.