Violences – L’engrenage infernal (juin 2019)
Auteure Céline Caudron, Vie Féminine, Contrastes juin 2019, p.6 à 7
Dans leur famille, au travail, à l’école, dans les médias ou les institutions, chaque femme subit au cours de sa vie des violences particulières, parce qu’elle est une femme. Il ne s’agit ni de cas isolés, ni de malchance. Comme dans un engrenage infernal, les multiples formes de violences s’articulent. Ces violences relèvent toutes d’un même mécanisme de pouvoir qui permet de maintenir les privilèges des hommes au détriment des droits, de l’intégrité et de l’autonomie des femmes.
C’est pas si grave », « C’était juste pour rire », « C’est arrivé qu’une fois », … Ces phrases, nous les avons tou.te.s déjà entendues. A propos d’un rapport sexuel qu’on ne désirait pas, d’une « blague » sur les blondes ou bien d’un partenaire jaloux. En faisant planer le doute sur leur gravité, voire en les remettant carrément en question, ces phrases banalisent les violences vécues par les femmes. Et c’est ainsi une nouvelle violence qui leur est infligée. Mais tolérer l’une ou l’autre forme de violence contre les femmes, c’est accepter leur principe et, donc, légitimer toutes les autres.
Une impunité révoltante
Passées sous silence, banalisées, excusées, niées, ces violences restent largement sous-estimées. Invisibilisées, incomprises, décrédibilisées ou culpabilisées, beaucoup de femmes renoncent à dénoncer leur agression. Les femmes qui portent plainte reçoivent un accueil aléatoire des services de police1 et doivent affronter des procédures judiciaires longues, coûteuses et éprouvantes. Et, finalement, les victimes obtiennent rarement la réparation qu’elles sont en droit d’exiger.
Combien de mortes en plus pour que ça change ?
Au moins 39 en 2017, au moins 36 en 2018, au moins 11 depuis le début de 2019, … C’est le nombre de féminicides, femmes assassinées en Belgique parce qu’elles étaient des femmes8. Un chiffre qui fait froid dans le dos, d’autant plus comparé aux statistiques des grands pays voisins9. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg, de nombreuses situations de violences contre les femmes n’étant jamais recensées auprès de la Justice.
Dans un lourd climat de peur et de haine des étrangers qui s’est récemment traduit dans les urnes, face à la surmédiatisation de féminicides par des inconnus dans l’espace public par rapport aux féminicides par des (ex)compagnon qui représentent plus de 90% de ces crimes, il importe aussi de rappeler que c’est au sein de leur couple et de leur famille que les femmes sont le plus exposées aux violences machistes. Il s’agit d’une véritable urgence sociale.
Malgré cela, s’attaquer aux violences contre les femmes ne fait à l’évidence pas partie des priorités politiques. Depuis 2001, un Plan d’Action National (PAN) contre les violences faites aux femmes est élaboré tous les 4 ans pour coordonner les politiques en matière de violence aux différents niveaux de pouvoir. Le prochain est prévu pour 2020–2024. Mais ces plans énumèrent une série de mesures sans qu’aucun budget propre ne leur soit alloué10.
Pour se conformer aux divers engagements pris par la Belgique, les autorités ont récemment pris quelques dispositions pour améliorer la lutte contre les violences faites aux femmes, essentiellement en matière de sensibilisation et d’accueil. Mais il s’agit de mesures limitées et ponctuelles, sans véritable coordination ni perspective à plus long terme, qui ne parviennent toujours pas à élaborer une véritable politique de lutte contre les violences faites aux femmes.
Un rapport alternatif
pour une politique volontariste
Depuis 2018, une cinquantaine d’associations féministes actives contre les violences faites aux femmes et de services spécialisés accompagnant les victimes ou les auteurs ont mis en commun leurs constats de terrain qui contrastent fortement avec les communications officielles sur l’état de la lutte contre les violences en Belgique. Peu sollicitées par les pouvoirs publics pour l’élaboration des politiques en la matière, ces organisations se sont attelées à la rédaction d’un rapport alternatif sur la mise en oeuvre de la Convention d’Istanbul, premier texte international contraignant sur les mesures à mettre en oeuvre pour la prévention de toutes les formes de violences faites aux femmes, la protection des victimes et la poursuite des auteurs11.
Ce rapport démontre que la Belgique respecte mal ou pas du tout 80% des articles de cette Convention. Les organisations soulignent en particulier des approches variables des violences faites aux femmes, peu de mesures structurelles et pas toujours pertinentes en regard des besoins sur le terrain et une absence de budget spécifique, suffisant et transparent. Cela a des conséquences importantes sur les pratiques et modes d’interventions qui s’avèrent aléatoires, parfois contradictoires, inutiles, voire dangereux pour les victimes dans des domaines aussi variés que la prévention, la formation des professionnel.le.s, l’hébergement, la protection, le soutien et l’accompagnement des victimes et des enfants exposés, l’accès aux droits particulièrement pour les femmes les plus vulnérables ou encore les poursuites judiciaires12.
Face à ces constats, les organisations spécialisées appellent à ce que la Belgique respecte ses engagements en faisant de la lutte contre les violences faites aux femmes une priorité systématique dans une politique intégrée impliquant tous les niveaux de pouvoir en collaboration étroite avec les organisations de terrain de façon à changer en profondeur les pratiques et adapter au mieux les moyens, y compris budgétaires.
• 20% des Belges estiment que les victimes inventent, exagèrent ou provoquent les violences2
• 78% des Wallonnes victimes de sexisme dans l’espace public n’ont reçu aucun soutien des témoins3
• 90% des viols ne donnent lieu à aucune plainte4
• 70% des dossiers de violences conjugales sont classés sans suite5
• 96% des plaintes pour viol6 et 89% des plaintes pour violences conjugales7 n’aboutissent à aucune condamnation
Pour une société sécurisante, pas sécuritaire
Dans un contexte où les politiques d’austérité, racistes et sécuritaires sont menées avec toujours plus de détermination, continuant à diminuer l’autonomie économique des femmes, indispensable pour sortir des situations de violences et de plus en plus nécessaire pour entamer des démarches en justice, il est indispensable d’opérer un changement de cap radical. Dans une récente carte blanche commune, 36 associations féministes et services spécialisés sur les violences faites aux femmes insistaient : « Nous voulons vivre dans une société qui garantisse le droit de toutes les femmes à vivre en sécurité. Mais nous refusons que cette aspiration légitime fasse le lit de l’extrême droite et des politiques sécuritaires et répressives qui s’alimentent de nos peurs pour continuer à démanteler nos droits fondamentaux. »13
Pour affronter le quotidien et conquérir le droit de vivre dans une société sans violences, les femmes doivent avant tout compter sur leurs propres forces. Et, ces derniers temps, en Belgique y compris, elles ont démontré qu’elles en sont capables. Reste à continuer à s’organiser pour gagner en force et obtenir de réelles avancées.
1. Voir à ce propos l’étude de Vie Féminine (2018) Violences faites aux femmes : pourquoi la police doit jouer son rôle ? téléchargeable sur www. engrenageinfernal.be.
2. Commission européenne, Eurobaromètre (449) sur la perception de la violence de genre, Juin 2016.
3. Jump, Etat des lieux sur la perception du sexisme, 2016.
4. Amnesty International, 2014.
5. Charlotte VANNESTE, La politique criminelle en matière de violences conjugales : une évaluation des pratiques judiciaires et de leurs effets en termes de récidive, Bruxelles, Mars 2016.
6. Amnesty International, 2014.
7. Charlotte VANNESTE, Op. Cit.
8. Ce recensement est réalisé par la Plateforme Féministe contre les Violences faites aux femmes à travers la presse en ligne. A la fois pour rendre hommage aux victimes mais aussi pour interpeller l’opinion et les responsables politiques sur l’ampleur et la gravité des violences faites aux femmes, dont
les féminicides sont le point culminant. (http://stopfeminicide.blogspot.be).
9. C’est, proportionellement au nombre d’habitant-e-s deux fois plus qu’en France ou qu’en Espagne.
10. http://igvm-iefh.belgium.be/fr/activites/ violence/pan
11. Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite Convention d’Istanbul, a été ratifiée par la Belgique en 2016 (https://rm.coe.int/1680462533). Un rapport officiel sur la mise en oeuvre de cette Convention doit être remis par l’Institut pour l’Egalité entre Femmes et Hommes en 2019 et la société civile a la possibilité de déposer en même temps un rapport alternatif sur base de ses constats de terrain.
12. Le rapport alternatif est téléchargeable en intégralité via ce lien : http:// stopfeminicide.blogspot.com/2019/05/ rapport-alternatif-sur-la-mise-en.html
13. Pour une société sécurisante, pas sécuritaire, La Libre Belgique, 17 mai 2019.
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